.V of Ottaua 39003001639995 Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto http://www.archive.org/details/discoursetallocuOOpaqu ^°£U^ "*«£V t DISCOURS ET ALLOCUTIONS MGR L.-A. PAQUET i > i : L1JNIY2RSI7É LAYAL h DISCOURS ET ALLOCUTIONS ^QXlftQ&pfXSr QUEBEC IMPRIMERIE FRANCISCAINE MISSIONNAIRE 1915 *'ÔUOrH£CA D PERMIS D'IMPRIMER : A.-E. Gosselin, ptre, Sup. Sêm. de Québec. Québec, 30 avril 1915. NIHIL OBSTAT: L.-H. Paquet, pter, Censor designatus. Quebeci, die la Maii 1915. IMPRIMATUR: t L.-N. Card. Béoin. Arch. Queb. Quebeci, die 2a Maii 1915. Droits réservés, Canada, 1915. AYANT-PROPOS L'homme atteint par les infirmités de Vâge ou les accidents de la vie, aime à se tourner vers le passé. Les années où le pied s'arrête sont évocatrices des années que Von a parcourues. C'est le secret des mémoires intimes qui s'écrivent, des confidences tardives qui se livrent, des recueils de pensées éparses, et de paroles semées au hasard des jours, qui s'impriment et se publient. En s' écoutant soi-même à travers le temps qui s'éloigne et les échos qui expirent, on se donne, en quelque sorte, l'illusion d'une vigueur à jamais éteinte et que l'on regrette, d'une jeunesse évanouie et que l'on voudrait faire revivre. Cédant, nous aussi, à ce penchant commun et à cette commune et mélancolique rétrogression du regard, nous offrons au public canadien quelques allocutions et quelques sermons prononcés, au cours d'une période de trente années, en des circonstances diverses. Ces circonstances, pour la plupart, tiennent très étroitement à notre vie religieuse et à notre VIII AVANT-PROPOS histoire nationale ; et c'est pourquoi nous nous sommes persuadé que Vintérêt des dates ferait peut-être pardonner la médiocrité des discours. En parlant sur des sujets où Vimagination trop libre peut aisément faire dévier la raison, et sans nous interdire ce degré de V affirmation et ce maxi-. mum de V éloge que comportent les usages oratoires et que les auditoires friands d'émotions exigent, nous avons visé plus à V exactitude de ce qu'il fallait dire qu'à la manière de le bien dire. On remarquera qu'à travers ces pages, apparem- ment décousues, à travers celles du moins qui re- gardent notre pays, court presque partout une même pensée qui en forme la caractéristique, et je dirais, le thème de fond : c'est que l'Eglise catho- lique, ouvrière sublime, a fait la patrie canadienne- française, et que cette patrie, si chère à nos cœurs, ne restera pour nous ce qu'elle est et ce qu'elle doit être que dans la mesure où elle-même demeurera fidèle à l'Eglise. C'est là, du reste, une des lois fondamentales de notre histoire. Et n'eussions-nous, en publiant le présent recueil, réussi qu'à mieux traduire cette vérité, et qu'à l'inculquer plus profondément dans l'esprit de nos lecteurs, nous estimerions n'avoir pas fait œuvre vaine. ALLOCUTION AU SUJET DE LA SPOLIATION DES BIENS DE LA PROPAGANDE Prononcée à l'Université Laval le 30 avril 1884 Monsieur le Recteur1, Mesdames, Messieurs2, Rome est le théâtre des grands spectacles. Parmi les innombrables merveilles dont se glorifie à juste titre Y éternelle cité, il en est 1. M. l'abbé Thomas Et. Hamel (plus tard Mgr Hamel) recteur de l'Université Laval. 2. Le Gouvernement italien s' étant emparé des biens de la Propagande pour les mettre en vente et les convertir en rentes sur l'Etat, l'Université Laval crut de son devoir de pro- tester contre cet acte spoliateur. Elle le fit dans une séance solennelle et par une série de propositions qu'appuyèrent tour 2 DISCOURS ET ALLOCUTIONS peu, je crois, de plus propres à fixer et à captiver le regard du voyageur chrétien que celle qui lui est offerte par la foule et l'admirable variété des étudiants groupés, en différents collèges, autour de la Chaire apostolique. A l'heure où les cours se terminent, et où commence la promenade usuelle, quel vivant tableau que celui des rues de Rome parcourues et sillonnées en tous sens par de longues et nom- breuses files de séminaristes, qui vont, viennent, a se croisent, s'entrecroisent, se suivent, se pous- sent et se succèdent ! Sur tous les fronts res- plendit la candeur, et ce calme que les soucis de l'âge n'ont pas troublé. De chaque groupe néanmoins se détache, grâce à son uniforme et à son allure, ce qui en fait le caractère propre et ce qui en marque l'origine et la race. Ceux-ci, ce sont des Français, alertes et causeurs ; ceux-là, des Anglais, calculateurs et graves. Voici venir des Romains, puis des Grecs, puis des Teutons, et plus loin défile, dans sa tenue presque mar- tiale, un bataillon de braves Polonais. L'œil a vite discerné le type commun de ces groupes à tour des professeurs des diverses Facultés. L'orateur, en sa qualité d'élève du Collège de la Propagande, d'où il était sorti quelques mois auparavant après quatre années d'études théolo- giques, fut appelé à prendre la parole et à traiter la question de la spoliation au point de vue spécial des intérêts du collège où se tonnent des missionnaires de tous les pays. DISCOURS ET ALLOCUTIONS et la nationalité respective de ces pacifiques régiments. Mais ces autres, qui sont-ils ? Ils ont l'as- pect joyeux ; le dévouement se lit dans leurs regards ; et sous leur costume noir liséré de rouge, où revivent les couleurs mêmes du bois sanglant de la croix, comme ils paraissent heureux ! Qui sont-ils ? C'est en vain que je cherche parmi eux un type commun où se trahisse une commune origine. Chaque figure est un type à part, em- preint du cachet de quelque race, depuis la cou- leur bronzée des fils de l'Orient jusqu'au teint éclatant des enfants du Nord. Ils n'appartien- nent à aucune nation, et ils semblent être de toutes les nations. — Inclinez-vous, Messieurs ; oui, ce sont eux, ce sont les apôtres qui passent. Salut ! espoir de l'Eglise et des missions loin- taines ! Envoyés du ciel, futurs propagateurs de la foi, salut ! Je vous reconnais ; mon cœur vous nomme ; vous êtes les disciples du Cénacle et les fils glorieux de la Propagande ! La Propagande : quels souvenirs ce mot évo- que en mon âme reconnaissante ! C'est le collège où se forment tant de prêtres courageux, et tant de doctes missionnaires ; c'est le foyer de recrutement des plus nobles et des plus vaillants bataillons évangéliques. Or, j'ai le regret de le dire, cette maison bienfai- sante se trouve très sérieusement menacée par 4 DISCOURS ET ALLOCUTIONS l'inique sentence1 si justement dénoncée ce soir. Et c'est pour faire écho à ce cri indigné de la conscience catholique, et c'est pour en mesurer tout le sens et toute la portée, que je viens donner ici un court aperçu de l'œuvre qui sera peut-être demain la victime de l'impiété italienne. Mieux on se rendra compte de la beauté et de la gran- deur de cette œuvre, plus on sentira le besoin de flétrir l'acte spoliateur commis par l'Italie officielle. De tout temps, Mesdames et Messieurs, le Saint-Siège a compris l'importance d'avoir près de lui et, pour ainsi dire, sous sa main, les sol- dats d'une milice valeureuse et toujours prête à aller braver la mort, pour engendrer la vie, sur les champs de bataille du dévouement apos- tolique. Néanmoins, ce prosélytisme, identique dans son esprit, ne pouvait ne pas varier de formes, et ne pas s'adapter aux besoins et aux évolutions successives des âges et des peuples. L'idée d'établir un centre d'études destiné à instruire des jeunes gens de toute nation et de tout rite, qu'on renverrait ensuite dans leur pays pour y répandre la foi et y annoncer l'Evan- gile, remonte à Grégoire XV, fondateur de la 1. La sentence de la Cour de Cassation de Rome, à laquelle le Gouvernement, battu devant la Cour suprême, en avait appelé, et qui venait de lui donner gain de causé. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 5 Congrégation de la Propagande ; mais à son successeur revient l'honneur de l'avoir réalisée. Une bulle d'Urbain VIII conféra, en 1627, au collège nouveau l'érection canonique ; une autre bulle du même pontife le soumit, en 1641, à l'au- torité de la Congrégation fondée par Grégoire XV. L'œuvre pontificale réussit, et ne tarda pas à porter les fruits qu'on avait sujet d'en attendre. Soutenue par la main des papes, aidée et encou- ragée par la faveur des cardinaux, elle ne pouvait que fleurir. Il en fut ainsi pendant plus d'un siècle et jusqu'à cette crise effroyable de la Révolution, dont les secousses se firent sentir dans presque toutes les parties du monde et dans presque toutes les sphères de la société. Triomphantes jusqu'au sein de Rome, les armes révolution- naires dispersèrent dans leurs foyers les élèves du collège urbain ; et plus tard, par un décret de l'omnipotence napoléonienne, cette institu- tion fut supprimée. Rétabli avec les Bourbons, le séminaire de la Propagande n'a cessé, depuis lors, de poursuivre avec succès sa belle et sainte mission. L'excellente organisation du collège, le per- sonnel choisi de ses directeurs, sa dépendance complète vis-à-vis de la Congrégation dont il porte le nom, tout concourt à faire de cet éta- blissement l'un des châteaux-forts de l'Eglise 6 DISCOURS ET ALLOCUTIONS et Tune des colonnes du monde chrétien. Et une marque certaine de sa haute et rayonnante influence intellectuelle et morale, c'est bien la sollicitude constante et l'intérêt tout spécial dont les Pontifes romains l'ont entouré jusqu'à ce jour. N'est-ce pas vers lui, naguère, que se tournait le clairvoyant Léon XIII dans son désir de relever, non seulement à Rome, mais partout, le niveau des études ecclésiastiques ? et n'est-ce pas de ses chaires, pourvues par le pape lui-même des professeurs les plus distin- gués1, qu'émanent depuis quelques années des enseignements et des directions propres à sus- citer, dans les écoles théologiques, un véritable renouveau ? Ce séminaire compte actuellement plus de cent vingt internes venus de toutes les parties du globe, des sables brûlants de l'Afrique comme des rivages glacés du Septentrion. Maints col- lèges nationaux y ajoutent leurs élèves et gra- vitent dans l'orbite de cette grande institution doctrinale dont ils sont comme les réflecteurs et qui en est le vivant foyer. 1. C'est surtout des abbés Benoît Lorenzclli et François Satolli nommés à la Propagande, le premier professeur de phi- losophie en 1879, le second professeur de théologie en 1880, qu'il s'agit ici. Ces deux maîtres, aussi savants que modestes, ont pris une part très importante et, pour mieux dire, capitale dans la restauration des études thomistes, et l'un et l'autre ont été honorés de la pourpre romaine. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 7 Vaste palais massif, solide comme la foi qui Ta construit, le collège de la Propagande s'élève sur- la place d'Espagne, et c'est ainsi que, par son site même, aussi bien que par ses fonctions, il se rattache à l'histoire d'une nation illustre, gardienne et propagatrice de l'immuable vérité. Tout près, et des hauteurs de la Trinité-des- Monts, la France, sympathique et sereine, le re- garde, et semble se dire et se répéter avec or- gueil : " L'institut de la Propagande et le sémi- naire des Missions-Etrangères sont le fruit d'une même foi et l'œuvre d'un même amour. " A côté se profile, dans son dessin élégant, cette belle et blanche colonne par laquelle le pieux Pie IX voulut commémorer la définition du dogme de l'Immaculée Conception, et qui couvre de sa protection les disciples et les apôtres du Fils de Marie. Grâce à d'insignes bienfaiteurs, le Collège ur- bain dispose des ressources les plus variées. Chapelle, musée, archives, ateliers de typogra- phie, librairie, bibliothèque, l'arsenal est com- plet. Qui pourrait nombrer les très précieux docu- ments et les antiques manuscrits qui sont là sous la garde de l'Eglise, et où .gît l'histoire ca- chée des peuples les plus reculés ? et qui saurait évaluer le prix de pareils trésors ? Le musée, quoique incomplet, offre le plus 8 DISCOURS ET ALLOCUTIONS vif intérêt. C'était une vieille tradition, con- servée chez la plupart des peuples, de suspendre aux murs des . temples les dépouilles les plus glorieuses arrachées à l'ennemi. Et, que de fois les rois subjugués par la puissance romaine, et traînés derrière son char de victoire, ne sont-ils pas venus faire hommage de leur empire et de leur diadème à Jupiter Capitolin ! Dans une sphère supérieure, le musée de la Propagande s'est enrichi des dépouilles des fausses divinités, combattues et découronnées par les mission- naires chrétiens. Ses salles offrent aux regards plusieurs de ces dieux eux-mêmes, traînés là par de spirituels conquérants, et frappés dans leur malheur d'une aphasie complète. Ne dirait-on pas que c'est par pitié pour ces majestés déchues, et dans le but de briser leurs chaînes et de les replacer sur l'Olympe, que le Gouvernement italien s'acharne avec tant d'ardeur contre la Propagande et ses biens ! Mentionnons encore la riche typographie po- lyglotte attachée à cette institution, et d'où sortent chaque année tant de livres de tout genre écrits dans les langues les plus diverses, et destinés aux missions les plus nécessiteuses et les plus lointaines. Voilà, Mesdames et Messieurs, ce qu'est le séminaire de la Propagande tel que les papes l'ont fait, tel que nous l'avons vu, et tel que DISCOURS ET ALLOCUTIONS 9 ses fonctions le réclament. Ce simple coup- d'œil ne suffit-il pas pour justifier nos appré- hensions et pour nous faire comprendre tout le danger et toute l'indignité de l'acte que nous réprouvons, et qui soulève, dans le monde ca- tholique, d'unanimes protestations ? Mais il y a plus. Et en s'élevant jusqu'à l'idée maîtresse d'où est né l'établissement fondé par Urbain VIII, l'esprit saisit mieux encore ce qu'est ce centre d'études et de formation clé- ricale, et ce que le monde perdrait par la ruine de cette maison. Comme toute grande institution, Messieurs, le collège de la Propagande représente un prin- cipe. Et ce principe élevé dont il s'inspire et qui en est l'âme, vous l'avez deviné sans doute, c'est l'unité : l'unité, fondement de la création, qui embrasse dans un même plan et dans une même providence toutes les races humaines ; l'unité, fondement de la rédemption, qui appelle à une même Eglise tous les peuples, et qui est faite pour régénérer toutes les âmes dans le sang d'un même Dieu. C'est là le principe supérieur d'où est issu le collège urbain, et qui domine et pénètre cette société de jeunes gens et de futurs missionnaires accourus des quatre coins du monde, parlant et cultivant toutes les langues, mais remplis d'une seule pensée et ne nourrissant qu'une seule 10 DISCOURS ET ALLOCUTIONS ambition, la pensée et l'ambition de sauver tous leurs frères. - A Babel, la rupture de l'entente verbale fut la cause et le signal de la rupture du lien social. Dieu voulait, par le départ des idiomes, disso- cier les tribus et les familles, et les répandre sur, toute la surface du globe. Depuis l'ère chré- tienne, il semble que la Providence vise spécia- lement à refaire l'unité humaine. Les langues qui, jadis, s'étaient dispersées par toute la terre pour remplir leur première mission, reviennent et se rassemblent pour en recevoir une seconde de la bouche du Vicaire du Christ ; et le sublime rendez-vous de ces divines messagères, c'est le collège de la Propagande, centre commun d'où elles repartent pour évangéliser le monde. Frappé de cette idée, un jeune propagan- diste l'a traduite dans une stance qu'on me permettra de citer. L'auteur s'adresse à la Ville Eternelle : Sur tout rivage, où peut aborder une voile, Tes apôtres s'en vont, guidés par ton étoile, Des peuples renouer l'antique parenté. La vérité refait ce qu'a détruit le crime ; Et Rome, de Babel antipode sublime, Du genre humain épars reconstruit l'unité. Oui, Messieurs, quand on considère les fortes attaches et l'étroite fraternité qui relient entre DISCOURS ET ALLOCUTIONS 11 eux, malgré leur diversité d'origine, tous les Élèves de la Propagande, lorsque Ton constate l'habituelle et merveilleuse communauté de sen- timents qui éclate en tous leurs actes et en toutes leurs paroles, ne croit-on pas voir là l'image la plus parfaite de l'identité de vie qui circule dans les veines du genre humain ? ne croit-on pas surtout y surprendre cette autre vie commune, plus haute et plus féconde, qui anime l'Eglise et ses membres, et que Dieu destine à l'humanité entière ? Et pourtant, c'est cet agent d'union et cet élément de fraternisation que le Gouverne- ment italien semble disposé à détruire ; et c'est cette source généreuse de grâce et de vie que ses mesures spoliatrices vont peut-être tarir demain. N'avons-nous pas le droit, le devoir de nous m alarmer ? Avec le collège atteint dans son existence, e public verrait, non sans chagrin, disparaître 3es séances polyglottes, si pittoresques et si /ivantes, qui s'y donnent, et où tous les idiomes nêlent harmonieusement leurs sons pour célé- )rer Dieu et les gloires chrétiennes. Spectacle inique au monde, ces séances, chaque fois qu'elles >nt lieu, attirent les plus doctes et les plus éminents )ersonnages ecclésiastiques et laïques, et parfois usqu'aux incroyants. Imaginez, Messieurs, plus le cinquante langues, variées et disparates, mais 12 DISCOURS ET ALLOCUTIONS rendant, sous leurs plus belles formes, et dans leurs plus beaux rythmes, la même foi, le même amour, les mêmes aspirations religieuses. L'on dirait plus de cinquante nations se donnant la main pour bénir, dans le plus enthousiaste con- cert de louanges, leur Créateur commun et leur commun Bienfaiteur. Quelle admirable mise en scène ! Et où trouverait-on, en dehors de la Propagande, l'hommage public que les peuples doivent à Dieu, exprimé avec cet éclat, et avec ce cachet d'universalité et d'internationalité qui le rend si dramatique et si touchant ? Ce ne sont pas là, au reste, de simples for- mules poétiques, retentissantes et vaines. Les sentiments répondent aux paroles. Et, avant de clore cette allocution, je ne puis m'empêcher de rappeler l'acte solennel par le- » quel les élèves finissants s'engagent sous serment à toujours obéir et à marcher, sans défaillance, sous les ordres de leurs supérieurs, dussent-ils affron- ter les plus graves périls. L'idée de la mort, et du sang versé pour Dieu, ne les effraie pas ; tout l'entretient en eux comme l'idéal suprême de leur vie. Qu'il est beau, ce départ des propagandistes parvenus au terme de leur stage clérical, et qui. aujourd'hui encore réunis autour d'une même chaire et groupés autour d'un même autel, vont se séparer demain et courir, l'évangile sous DISCOURS ET ALLOCUTIONS 13 Ile bras, à travers toutes les régions du monde habité ! Il me semble les voir à genoux aux pieds du successeur de Pierre, et recevant de sa main l'officiel mandat sans lequel toute prédication est vaine ; à genoux aux pieds de leurs supé- rieurs et de leurs maîtres, pour recueillir le pa- ternel adieu de ces hommes vénérés. Le temps est venu : il faut partir. Une larme brille sur leur joue amaigrie : la Propagande est une si bonne mère ! Mais Dieu le veut, et le salut de tant d'infidèles et de tant de chrétiens attiédis le demande. Ils s'en vont, le cœur ferme, l'âme remplie des inspirations du Cénacle ; et, du haut de sa colonne et de son trône, l'Immaculée les bénit et leur jette un dernier regard d'amour. Adieu, Rome chérie ! L'un prend la route de l'Orient ; l'autre le chemin de l'Occident ; celui-ci vole au Midi ; celui-là au Septentrion. On se disperse en tous sens. Adieu ! Et voilà, Messieurs, ce qu'est le collège de la Propagande, le principe qu'il représente et le travail apostolique qu'il opère. A l'heure où je vous parle, sur tous les rivages, sous toutes les latitudes, partout où la triste nouvelle de la sentence du tribunal italien a pu pénétrer, il y a des âmes qui gémissent et des consciences qui s'indignent. De l'extrême empire de l'Asie, j'entends le missionnaire chinois qui s'écrie : " Honte aux persécuteurs ! " Des sables 14 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de la Cafrérie, l'apôtre africain pousse sa plainte amère : " Honte à la nouvelle Italie ! ' J'entends le missionnaire russe qui, des steppes glacées de sa patrie, crie à son tour : " Honte à notre siècle !" Et les échos attristés du Saint-Laurent répètent : " Honte, honte à notre siècle, à la nouvelle Italie, aux persécuteurs ! ' Ah ! l'on veut bâillonner l'Eglise, enchaîner sa parole, et assujettir ses ministres ; et l'on sait bien qu'en frappant la Propagande et ses fils, on atteint le Saint-Siège dans ses instruments les plus fidèles et dans ses serviteurs les plus dévoués. Mais ce que l'on ne sait pas, ou ce que l'on semble ignorer, c'est que le Dieu qui a soutenu les premiers apôtres contre les antiques Césars, n'a rien perdu de sa sagesse et de sa puissance. Quoi qu'il arrive, Messieurs, et quoi que les passions humaines osent entreprendre, soyons confiants : l'œuvre divine ne saurait périr. ALLOCUTION SUR LE PATRIOTISME CANADIEN-FRANÇAIS Prononcée à l'occasion de la Saint-Jean-Baptiste dans l'église Notre-Dame de Montréal le 24 juin 1887 Et multi in nativitate ejus gaudebunt. Et plusieurs à sa naissance tressailliront d'allégresse. „,- Luc, i, 14. Mes chers Frères, C'est ainsi que l'ange du Seigneur annon- çait jadis au vieillard Zacharie la miracu- leuse fécondité de son épouse, et le fils d'un tel miracle, Jean-Baptiste. " La naissance de cet enfant, disait-il, sera pour un grand nombre une cause d'allégresse. " Ne semble-t-il pas que ces paroles couvrent un sens caché et qu'elles débordent le cadre étroit de leur formule ? Et n'est-il pas permis de voir, derrière ces prophétiques accents, l'Esprit divin plongeant son regard dans la profondeur 16 DISCOURS ET ALLOCUTIONS des âges et signalant, dix-neuf siècles à l'avance, Timmense enthousiasme que créeraient un jour, chez une jeune nation d'Amérique, le nom et la mémoire du précurseur de Jésus-Christ ? Oui, d'excellents motifs nous autorisent à le croire ; et ce jeune peuple qui devait, sur la route des âges, tressaillir au nom de Jean-Baptiste, c'est vous ; et cette joie enthousiaste et sacrée prédite par l'Esprit de Dieu, c'est la vôtre ; c'est l'allégresse commune qui éclate aujourd'hui sur vos fronts ; c'est l'explosion de patriotisme 'dont nous sommes chaque année, à pareille date, sur cette terre canadienne-française, les témoins. >^ Le patriotisme ! voilà donc cette étrange puissance qui d'un mot soulève toute une na- tion ; qui la rallie autour d'un même drapeau ; qui la conduit aux pieds d'un même autel ; qui ,met sur ses lèvres le même chant, et dans son cœur le même amour ! La voilà, cette force secrète et magique, sous laquelle un peuple entier, ému et frémissant, se prosterne devant une même image, l'image bénie, vénérée, atten- drissante de la patrie ! Qu'est-ce donc, mes Frères, que cette force, et quelle idée le mot vibrant de patriotisme éveille-t-il en nos âmes ? On a dit : c'est un être subtil, quelque chose de mystérieux, d'indéfinissable, de divin. C'est DISCOURS ET ALLOCUTIONS 17 un spectacle qui réjouit, un souffle qui anime, un courant qui électrise, une harmonie qui charme, une voix, la voix grave et majestueuse de la nation, qui s'élève des champs héroïques du passé, et dont les échos, riches d'enseignements et de gloires, instruisent, captivent et enchantent. Sans doute, le patriotisme est tout cela ; mais com- ment ? et que nous dit cette voix du passé ? et que chante cette harmonie des siècles ? et d'où part ce courant auquel nous obéissons, et où nous porte ce souffle irrésistible qui enfle tou- tes les voiles ? Citoyens de deux sociétés, nous avons deux patries, dépendantes l'une de l'autre, comme la terre dépend du ciel. Et s'il est vrai de dire que la fidélité à l'Eglise du Christ se traduit par l'ardeur de la foi, de l'espérance et de la charité chrétienne, il ne sera pas moins vrai d'affirmer que le patriotisme d'un peuple, du peuple cana- dien-français en particulier, c'est sa foi nationale, sa confiance, son amour national : trois grandes vertus civiques bien dignes assurément de faire en un si beau jour le thème de nos pieuses et salutaires réflexions. Aucun peuple, mes Frères, n'a été créé sans but, c'est-à-dire sans mission. Les sociétés sont 2 18 DISCOURS ET ALLOCUTIONS l'œuvre de la Providence, et la Providence est le bras de l'éternelle Sagesse. Or, pour qu'une nation parcoure avec succès le chemin qui lui est ouvert, il faut qu'elle le connaisse et qu'elle s'en rende compte ; il faut que ses destinées soient là sous ses yeux comme une hantise su- blime, comme un objet de foi, de croyance, de conviction nationale. Canadiens français, mes compatriotes, à quelle haute pensée croyez-vous obéir en venant ce matin, sous les voûtes de Notre-Dame, prier le Dieu des nations ? Quel est en ce moment l'objet de vos visées et de vos patriotiques croyances ? Ma parole, je le sens bien, est trop faible et trop indigne de la majesté de cette fête, pour servir d'expression aux sentiments de tout un peuple ; du moins, osera-t-elle se faire auprès de vous l'interprète et l'organe d'une âme sin- cère et d'un esprit convaincu. Je crois, oui, mes Frères, nous croyons que la mission du Canada français est une mission excellemment civilisatrice, parce que, finalement et avant tout, c'est une mission religieuse. Tous les peuples, il est vrai, concourent de quelque façon, même à leur insu, même sans le vouloir, au bien de la religion et au progrès de l'Eglise ; mais tous ne sont pas des peuples apôtres. L'auréole sacrée de l'apostolat ne cou- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 19 ronne que des fronts privilégiés. Est-ce man- quer à la vérité et à l'histoire que de mettre au front du Canada français cette couronne et en ses mains ce sceptre spirituel d'une royauté religieuse ? Loin de là. L'expérience du passé et le spectacle du présent, la nature, les traits distinctifs, le rayonnement social de la race franco-canadienne, tout semble se réunir pour consacrer une si haute et si importante vérité. Le passé, c'est l'histoire de notre naissance, de nos premiers développements. Deux choses me frappent dans l'origine du peuple canadien- français : la pieuse ambition des fondateurs d'une France nouvelle, et le caractère profondé- ment religieux des premiers colons. C'est un fait reconnu de tous les historiens que la pensée qui a présidé à la découverte du Nouveau-Monde et à la fondation de notre nationalité était une pensée religieuse ; que le souffle qui emportait vers des plages inexplorées les nefs hardies de Cartier et de Champlain était un élan de foi et d'amour, l'ardent désir de christianiser cette sauvage Amérique. Un fait non moins digne de remarque, c'est que les premiers colons, nos pères, furent des hommes d'une foi robuste et d'une solide vertu. Il est dit de saint Jean-Baptiste que la grâce, par une faveur singulière, purifia son âme dès 20 DISCOURS ET ALLOCUTIONS le sein maternel : ex utero matris suœ1. Ce mot s'applique merveilleusement au peuple ca- nadien-français. Lui aussi, à l'exemple de son bienheureux patron, s'est vu, dès le sein de sa mère, l'objet des prédilections divines. Il a reçu le baptême sur le sein de la France catholique, de cette France en qui coulaient quinze siècles de sang chrétien et qui prodiguait à ses fils le lait des fortes croyances et la sève des vertus généreuses. C'est de ce lait que se sont nourris tous nos ancêtres, et c'est de cette sève que se sont formées les générations qui ont créé nos mœurs si pures et qui, sous la direction de leurs chefs spirituels, ont façonné si chrétiennement notre patrie. Ai-je besoin de dérouler ici les pages les plus éloquentes de nos annales et d'évoquer sous vos yeux tout ce que l'Eglise a fait pour nous, et tout ce que notre peuple a fait pour l'Eglise ? La voix de nos missionnaires retentissant sur toutes les rives et pénétrant au cœur de toutes les peuplades ; le signe rédempteur placé sous tous les toits et planté sur tous les sillons ; les bannières de nos soldats suspendues aux murs des temples ; notre foi rudement éprouvée, mais constante, magnanime, victorieuse ; nos évêques imposant le respect de leurs croyances 1. Luc. i, 15. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 21 et revendiquant les droits de l'homme avec les droits du chrétien ; l'hérésie réduite et apaisée ; près de quatre-vingts diocèses issus de l'humble berceau de Québec ; l'élite de nos jeunes gens volant à la défense du Pontife-Roi ; nos sémi- naires versant sur toutes les missions des légions de prêtres et d'apôtres ; nos collèges rivalisant de zèle pour l'instruction et de dévouement pour la jeunesse ; et, sortant de ces asiles du savoir, des hommes pieux et probes, des magistrats intègres, des professionnels de toute classe et des politiques de tout rang soumis à Dieu et à ses ministres ; le Canada enfin étonnant l'Europe par la vitalité de sa foi, par l'éclat imprévu de la pourpre, par les progrès croissants et par la marche parallèle de l'élément français et de l'influence catholique : voilà, mes Frères, le spectacle qui s'offre à nos yeux, et dites-moi s'il n'est pas évident que, chez nous, le drapeau national et le drapeau religieux marient harmo- nieusement leurs couleurs, et que, si l'Eglise sert avec amour les intérêts du peuple, le peu- ple, lui aussi, sait servir fièrement les intérêts de l'Eglise. J'ajoute que, par sa nature même, notre race est un instrument particulièrement propre à ce rôle providentiel. Ce qu'il faut, en effet, pour remplir une tâche si noble, et pour répandre sur tous les terrains 22 DISCOURS ET ALLOCUTIONS la semence de la foi chrétienne, n'est-ce pas le zèle brûlant d'âmes expansives et l'ardeur désin- téressée d'esprits pénétrés et persuasifs ? Or, pourquoi le taire ? descendants d'un peuple et d'une race en qui l'Eglise se plut à reposer son plus ferme espoir, et qui mit si souvent et si valeureusement sa parole et son épée au ser- vice des plus saintes causes, nous sommes, tout nous permet de le dire, les héritiers légitimes des qualités si riches et des traditions si cheva- leresques de notre mère-patrie. L'âme tendre, généreuse, communicative du Canadien français semble naturellement faite pour semer les germes du bien et pour propager les principes du vrai, de même que son attachement au sol, et à la 1/ vie rurale, lui est un sûr moyen de les cultiver et de les conserver. Aussi bien, cet apostolat, notre nation l'exerce, non seulement de tout l'effort de sa foi, mais avec toute la fécondité de son sang. Dieu mer- ci, l'esprit du mal n'a point tari en nous les sources de la famille. Au contraire, comme elles sont bénies, ces sources de l'avenir ! et comme elles s'épanchent en flots pressés et en généra- tions puissantes î Dans quelles merveilleuses proportions le paternité canadienne poursuit de jour en jour ses pacifiques conquêtes î Et n'est-ce pas là, vraiment, une mission glorieuse, et un sacerdoce bien digne du ministère sacré DISCOURS ET ALLOCUTIONS X>> auquel il prête l'aide de son bras, et dont il alimente si généreusement les autels ? Rappelons encore que notre race a été la première à éclairer des lumières du christianisme cotte partie du continent américain. Et, si elle s'est acquis cette gloire, pourquoi le flambeau civilisateur tomberait-il de ses mains ? Sans doute, au-delà des frontières, une nation a surgi, qui prend conscience de sa force, et qui grandit comme un géant. Le catholicisme y fait des progrès. Mais vouée passionnément au culte de la matière, est-ce sur elle que l'Eglise d'Amé- rique peut fonder ses meilleures espérances ? Il importe de le remarquer : ce qui, après la grâce de Dieu, contribue davantage au soutien de la religion et à la diffusion de la foi, ce n'est ni l'affluence des capitaux ni la puissance des ]/ machines, mais l'action de l'idée et du sentiment, l'ascendant de la raison et l'autorité de la con- science. De cette autorité et de cet ascendant, toute notre personnalité morale témoigne ; le culte •de la pensée et des lettres, de ce qu'il y a de plus juste, de plus pur, de plus spirituel et de plus élevé dans la vraie civilisation, constitue l'un des plus beaux fleurons de notre couronne nationale. Aussi, l'influence religieuse du Canada fran- çais va-t-elle se dilatant et se propageant dans tous les sens. Déjà l'émigration d'un grand nombre de nos prêtres, d'un trop grand nombre de nos 24 DISCOURS ET ALLOCUTIONS frères, a imprégné de catholicisme plusieurs centres de la république voisine. Déjà, notre foi volant sur les ailes de la parole évangélique, achève de parcourir comme une traînée lumi- neuse l'immense voie canadienne qui traverse ce continent. Un jour viendra où notre race notablement accrue, forte alors de plusieurs millions, pourra déployer ses paisibles phalanges de l'Est à l'Ouest, de l'Atlantique au Pacifique, et commander par la voix du nombre et par le prestige des croyances à toute l'Amérique bri- tanique. II Telle est, du moins, notre espérance. L'espé- rance naît de la foi ; elle en jaillit comme de sa source naturelle. Et puisque nous croyons le Canada français chargé, en ce monde nouveau, d'une mission et d'une fonction religieuse, pour- quoi, mes Frères, n'espérerions-nous pas qu'il y restera fidèle ? La Providence veille avec un égal souci sur les individus et sur les nations. C'est là une vérité surabondamment démontrée, et, s'il en était be- soin, l'histoire seule des Franco-canadiens suffirait à l'établir. Notre nationalité, depuis qu'elle existe, a couru deux grands dangers : le danger des armes hos- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 25 tiles, et le danger du fanatisme sectaire. Les ormes auraient pu tuer chez nous la race fran- çaise ; le fanatisme triomphant eût pu l'a- mpindrir, la dénaturer, et l'avilir. Or, ni l'un ni l'autre de ces obstacles ne l'ont arrêtée dans sa marche, ni détournée de sa voie. Après un siècle d'agressions et de menaces, le sauvage enterra sa hache de guerre ; la bar- barie céda le pas au mouvement civilisateur. .Longtemps aussi, les forces canadiennes tinrent en échec l'invasion anglaise ; et si, à une heure critique, et à la veille d'une révolution qui de- vait fatalement nous atteindre, Dieu permit enfin un changement de régime, comment ne pas reconnaître, derrière cette évolution politique, la main qui frappe pour sauver ? Le salut, toutefois, ne va pas .sans la lutte. Aux combats de l'épée succédèrent ceux de la parole ; et ici encore apparaît dans tout son éclat la protection divine. Il fallait, au sortir de cette crise, et malgré mille tentatives adverses, ouvertes ou cachées, il fallait, par tout moyen, garder à la patrie ce qui la fait elle-même : sa langue, ses lois, sa religion. Grâce à l'admirable ténacité de nos pères et à l'atti- tude prudente et ferme d'un Briand et d'un Plessis, la religion maintint ses droits. Nos lois civiles restèrent, s'adaptèrent, se consolidèrent. Notre langue, cette belle langue française, chargée d'im- 26 DISCOURS ET ALLOCUTIONS périssables souvenirs et porteuse d'incompara- bles traditions, retint sur les lèvres canadiennes sa pureté et sa liberté ; et on la vit, et au foyer et à l'école, et dans la vie privée et dans la vie publique, et dans l'expression de la foi et dans la défense de la race, continuer ce rôle d'inter- prète fidèle et de sentinelle vigilante qui est son honneur et qui fait notre force. C'est ainsi que Dieu, aux heures douloureuses du passé, n'a cessé d'appuyer nos efforts et de soutenir notre courage ; et c'est de même, par l'effet combiné de son action et de la nôtre, de sa puissance et de notre vaillance, que se réali- seront pour nous les promesses de l'avenir. Nous devons coopérer aux desseins de DieiA sur nous ; et cette collaboration que sa Provi- dence attend de nous, c'est, mes Frères, notre travail bien réglé, et bien inspiré, de chaque jour. C'est l'usine, l'atelier, le comptoir ; c'est le champ inculte, remué et fécondé ; c'est l'école, où se for- me la jeunesse ; l'art et la profession, où s'exerce le talent. C'est encore, et avant toute chose, l'harmonieuse entente et l'action concordante des guides et des chefs du peuple, de ses chefs spirituels et de ses chefs temporels, des hommes de pouvoir qui gèrent les biens terrestres et des hommes de prière, des prêtres, du clergé qui relève les esprits vers l'idéal céleste. J'ai nommé le clergé. Qu'est-il besoin de vous DISCOURS ET ALLOCUTIONS 27 déclarer avec quelle ardeur il entend servir son pays, comme il le veut heureux et fort, glorieux et puissant, comme il le veut surtout sincère- ment chrétien et profondément catholique ! La religion ne se contente pas du soin immédiat des aines et de la sauvegarde directe des inté- rêts éternels. Attentive à tous les besoins, elle se préoccupe également de la prospérité tempo- relle, selon que ce progrès peut concourir au bien moral et à l'avancement social. Aussi l'Eglise du Canada s'empresse-t-elle, V/ en toute occasion, de seconder tous les efforts faits par nos gouvernants pour accroître par de sages mesures, et sans manquer de justice envers les autres races, le crédit et l'influence de la race canadienne-française. Bien plus, que ne fait-elle pas elle-même en cette vue ? Elle fonde des sociétés ; elle s'associe aux entre- prises et aux travaux les plus humbles ; elle s'efforce de retenir sur le domaine ancestral les fils du sol. Elle a des prêtres qui, par ses soins et sous sa direction, consacrent leur / vie entière aux œuvres patriotiques et vraiment * nationales de l'agriculture et de la colonisation. C'est l'Eglise qui aide l'Etat ; l'Etat, de son^ côté, doit donc travailler pour l'Eglise. Aussi longtemps que les chefs de la société canadienne sauront apprécier les bienfaits de cet accord ; aussi longtemps que nos hommes 28 DISCOURS ET ALLOCUTIONS d'Etat sauront voir et respecter, dans l'Eglise de Jésus-Christ, une institution supérieure, créée pour le plus grand bien des peuples, et qui, pour le procurer, dispose de moyens spéciaux et d'exceptionnelles lumières, les faveurs de la Providence nous seront assurées ; et nous pourrons en toute confiance et en toute sécurité envisager les problèmes de l'avenir. III J'ai dit, mes Frères, qu'il faut croire, et d'une foi haute et profonde, aux destinées de son pays ; qu'il faut espérer, et d'un espoir actif et confiant, en leur réalisation. Ce n'est pas tout. Notre foi, en réalité, serait morte, et notre espérance inféconde et trompeuse, et toutes ces manifes- tations par lesquelles nous célébrons avec tant de pompe et à si juste titre le vingt-quatre juin, ne laisseraient après elles que l'écho stérile de cymbales retentissantes1, si nos cœurs n'étaient animés par le souffle qui inspire les grands et nobles dévouements, par l'amour de la patrie. L'amour ardent, généreux, désintéressé de son pays, voilà bien le troisième et principal élément du vrai patriotisme2. 1. Cymbalum tinniens (1 Cor., xiii, 1). 2. Major autem horum est caritas (Ibid., xiii, 13). DISCOURS ET ALLOCUTIONS 29 Je ne vous ferai pas l'injure de définir devant vous, en ce jour de ferveur patriotique et du haut de cette chaire canadienne, ce que c'est qu'aimer sa patrie. Cette définition, nos ancêtres l'ont écrite en lettres de sang dans les pages de nos annales. Ils l'ont gravée en caractères de feu dans le cœur de leurs enfants. Aimer le Canada, semblent nous dire ces pionniers de la foi, c'est vouloir que la croix plantée à Stadaconé et Hochelaga s'avance triomphante par tout le Nord de l'Amé- rique, et qu'elle rallie sous son emblème tous les hommages et toutes les croyances. Aimer le Canada, reprennent les fiers champions de la race, c'est le placer dans sa pensée au-dessus de tous les égoïsmes ; c'est s'attacher de toutes les fibres de son âme aux saines libertés conquises, et c'est user de ces libertés pour favoriser le règne du bien, l'adoption de lois équitables, le triom- phe des droits les plus sacrés et des usages les plus chers. Aimer le Canada, s'écrient de leurs tombes glorieuses tant de vaillants soldats et les plus héroïques martyrs, c'est souffrir, et c'est mourir pour lui. En vérité, l'amour de la patrie, quand il s'unit dans un cœur au culte et à l'amour de Dieu, est plus fort que toutes les armées et plus puis- sant que la mort. C'est lui qui enflammait le courage des fondateurs de notre nationalité et 30 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de ses immortels défenseurs, et qui a fait de toute notre histoire une véritable épopée digne de la lyre des poètes et de l'admiration des siècles. C'est ce sentiment et cette passion qui nous haussera nous-mêmes à la hauteur de toutes les tâches utiles et de tous les sacrifices nécessaires. Sachons d'abord prêter à notre pays le sé3 cours de nos prières : Dieu aime les nations qui lèvent vers lui leurs mains suppliantes. Soyons, en toute circonstance et sur tous les théâtres, des chrétiens fervents et des citoyens modèles. Ne reculons devant aucun devoir, soit privé, soit public, dicté par la conscience ou imposé par l'honneur : ce sont les œuvres de chacun qui font le bonheur de tous. Que l'amour national, ce ciment infrangible des peuples, maintienne toujours unis les groupes dispersés de notre race. Nous sommes frères par le sang, frères par la foi, frères par la pensée et les aspirations com- munes. Par-dessus les barrières, et à travers les espaces et les divisions de parti, aimons-nous et fraternisons. Très chers compatriotes, rassemblés par la voix de votre patron en cette grande cité de Mont- réal, et dans l'enceinte de ce temple, le plus vaste que notre foi ait élevé et l'un des plus illustres dont s'honore notre pays, vous représentez ici le peuple canadien- français. Vos yeux cher- chent d'instinct l'autel de la patrie. Regardez : & DISCOURS ET ALLOCUTIONS 31 la religion vous montre le sien. Religion et patrie n'ont qu'un seul et même autel. En face de ce symbole de foi, et aux pieds de ce Dieu tout- puissant dont Tunique royauté domine toutes les grandeurs de la terre, s'échappent du fond de vos cœurs un immense credo, et ces élans de confiance et d'amour par lesquels respire, pour ainsi dire, l'âme des nations. Croyez-le : vous accomplissez un acte digne de tous les éloges. Et de ces dalles où il s'incline, votre patriotisme, plus sûr de lui-même et plus conscient de son but, se relèvera tout à l'heure plus fort, plus éclairé et plus généreux. Vous sortirez d'ici riches de lumières et de grâces, remplis d'un courage nouveau, et fiers d'emporter avec vous un drapeau dont les plis auront flotté au vent de la prière, et qui s'en ira chargé des promesses de l'avenir, confiant dans les faveurs, du ciel, et honoré des plus hautes bénédictions: de l'Eglise. DISCOURS SUR L'ÉGLISE ET LA PATRIE CANADIENNE prononcé dans la Basilique de Québec à l'occasion de la fêta nationale des Canadiens français et de l'inauguration du monument Cartier-Brébœuf, le 23 juin 1889 Magnificavit Dominus facere nobiscum ;facti sumus lœtantes. Le Seigneur a opéré en nous de grandes choses ; voilà pour- quoi nous sommes dans la joie. Ps. cxxv, 4. Eminence1, Mes Frères et chers compatriotes, Toute société humaine est faite pour le bon- heur. Dans l'essor général qui emporte les peuples vers le terme de leurs destinées, un même 1. Son Eminence le cardinal E.-A. Taschereau, archevêque de Québec. 34 DISCOURS ET ALLOCUTIONS besoin les presse, un même souci les domine, une soif commune et insatiable les tourmente : le besoin, le souci, la soif de la prospérité et du bonheur. Il n'en est pas qui n'essaient d'obtenir ce bien précieux, soit en poursuivant dans les hasards de la guerre des projets de con- quête et d'agrandissement, soit en s'adonnant aux arts de la paix et au développement régulier de la richesse publique. Or, parmi ces peuples, tous avides de progrès, tou^ passionnés de gloire, de succès et de grandeur, combien y en a-t-il qui soient vrai- ment heureux, qui jouissent effectivement des bienfaits et des douceurs d'une félicité tempo- relle solide et assurée ? J'ouvre la carte du monde, et mes yeux étonnés cherchent vainement dans la multitude des nations celles à qui le bonheur, le vrai bonheur, même imparfait, sourit. Les unes, privées encore de toute civilisation, se traînent ignorées dans l'ornière des vices et dans les bas-fonds de la barbarie. D'autres, mises en contact avec les Etats d'Occident, émergent à grand'peine de l'océan ténébreux où elles étaient plongées. Ici, c'est la terreur sanglante et le despotisme bru- tal ; là, ce sont les troubles, les haines, les con- flits, les divisions religieuses et les injustices sociales. Presque tout le vieux monde gémit sous le lourd fardeau d'armements redoutables, DISCOURS ET ALLOCUTIONS 35 et les brillantes richesses dont l'étalage1 fait en ce moment l'admiration publique ne peuvent voiler aux regards des signes trop manifestes de décadence morale et d'antagonismes meurtriers. On se regarde, on s'inquiète, on s'agite : l'Europe est sur un volcan. Quoi donc ! ne se trouve-t-il pas sur toute la surface du globe un seul pays, un seul peuple, quelque petit soit-il, qui se puisse dire heureux, et dont la conscience honnête et sereine porte, sans trembler, ses espérances et sa fortune ? Oui, mes Frères, il en est un. Dieu merci, il est un peuple, jeune et modeste sans doute, mais que le ciel bénit et que le Tout- Puissant protège, un peuple fier du passé, satis- fait du présent, confiant dans l'avenir, et dont la vie se déroule, paisible et féconde, dans les joies du tra- vail et dans l'honneur de la probité ; et ce peuple comblé de biens, tout le proclame en ce jour, c'est vous, c'est nous, c'est le peuple canadien- français. Nous sommes un peuple heureux2 : tel est le 1. Allusion à l'exposition universelle de Paris. 2. Il ne s'agit, certes, ici que d'un bonheur temporel relatif, lequel n'exclut ni les misères inséparables de l'existence humaine, ni certaines défaillances partielles, ni certaines imperfections so- ciales. — De plus, à la date où ce discours fut prononcé, le triste conflit scolaire de l'Ouest, qui a si profondément troublé notre vie nationale, et auquel s'est ajoutée récemment la crise scolaire ontarienne, n'avait pas encore éclaté. 36 DISCOURS ET ALLOCUTIONS cri qui s'échappe spontanément de mes lèvres. Et ce bonheur, j'aime à le dire, il éclate et il rayonne dans l'imposante majesté de cette mani- festation. Vous le portez, Messieurs, sur vos fronts, dans le reflet de vos âmes, dans les plis de vos bannières, dans l'union profonde et la sympathie mutuelle de vos cœurs. Il s'accroît singulièrement de l'extrême plaisir que cette assemblée éprouve en voyant, confondus dans ses rangs, des amis et des frères accourus de si loin1 et qui gardent si fièrement, comme un tro- phée de naissance et comme un blason de famille, leurs titres de français, de canadiens et de ca- tholiques. Réunis ce soir en cette pieuse enceinte pour répondre à la belle pensée qu'ont eue les direc- teurs de la société Saint-Jean-Baptiste d'ouvrir par un salut ce triduum national, vous marquez en même temps, mes Frères, la force de vos croyan- ces religieuses et le sens éclairé de votre patriotis- me. Vous venez une fois de plus, dans le temple de Celui dont la main souveraine dispose à son gré des nations, sceller par un pacte sacré l'al- liance indissoluble de la religion et de la patrie. L'idée est noble et grande, d'autant plus noble et d'autant plus louable qu'elle s'harmonise 1. Délégués canadiens-français venus en grand nombre des Etats-Unis. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 37 plus parfaitement avec nos traditions et qu'elle jaillit en quelque sorte des sources les plus reculées de notre histoire. En assistant demain à l'inauguration solennelle du monument Cartier-Brébœuf, vous verrez se dresser sous vos yeux le symbole touchant de cette idée. Vous verrez, à l'endroit même qui fut comme le berceau de notre race, s'écrire sur le granit et se graver sur des tables de bronze le protocole immortel du traité conclu, il y a trois siècles, entre Dieu et nous. A la veille de cet événement glorieux, per- mettez que je fixe un instant vos esprits sur les pensées qu'il évoque, et que j'en dégage l'une des plus hautes et des plus importantes signi- fications. Notre pays, ai-je dit, est heureux, plus heureux que tant de contrées à peine ouvertes au progrès civilisateur et mieux partagé que tant de puis- sances qui se disputent bruyamment l'empire du monde. Quel est donc le secret de sa fortune et de son bonheur ? et d'où lui vient ce qui fait aujourd'hui le fondement de notre confiance et le motif de notre joie et de notre orgueil ? — J'affirme, et votre foi confirmera cette réponse, que c'est dans l'Eglise catholique, et en elle seu- lement, que nous devons chercher la cause prin- cipale et le facteur primordial de notre fortune présente et de notre vraie grandeur. Magnificadt 38 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Dominus facere nobiscum ; facti sumus lœtante.? ; le Seigneur, par son Eglise, a opéré en nous de grandes choses ; voilà pourquoi nous tressail- lons d'allégresse. I Trois éléments, mes Frères, entrent dans le bonheur d'un peuple : le progrès matériel, la valeur intellectuelle, la puissance morale et reli- gieuse : en d'autres termes, l'outil, la plume et l'autel ; le sol, la pensée et Dieu. Un peuple sans Dieu n'est qu'un monstre ; sans culture d'esprit, c'est une horde sauvage ; sans ressources territoriales, c'est un troupeau d'esclaves. Or, je ne crains pas de soutenir que, au triple point de vue des intérêts matériels, intellectuels et moraux, l'Eglise catholique a exercé sur la marche du peuple canadien une influence décisive, et que nul pouvoir n'a pesé comme elle dans la balance de nos destinées. Il faudrait, certes, n'avoir jamais lu les plus belles pages de notre histoire pour ignorer ce que doit le Canada français, même en ce qui con- cerne les intérêts matériels, à la religion et au catholicisme. L'Eglise catholique, bien que directement in- stituée pour le salut des âmes, n'est pas rivée à cet unique objet. Elle n'exclut pas de son action DISCOURS ET ALLOCUTIONS 39 Tordre des choses humaines sur lequel, comme sur une base nécessaire, viennent prendre place les œuvres divines. J'oserai même dire que l'esprit dont elle est animée, et l'intérêt qu'elle prend à la gloire du nom chrétien, lui font un pieux devoir de travailler au progrès et au soulagement matériel des peuples qu'elle veut sauver. Ce devoir, elle l'a rempli, dès l'origine de la colonie ; et cela, soit par des laïques, soit par des ecclésiastiques, en qui s'incarnait admira- blement sa pensée. Pourquoi les Cartier, les Champlain, les Mai- sonneuve, ces premiers et inoubliables artisans de notre patrie, ont-ils montré tant de courage dans les luttes, tant de constance dans les fati- gues, tant de clairvoyance dans les entreprises, si ce n'est parce qu'ils étaient des chrétiens fervents, et qu'ils puisaient leur force dans la force même de Dieu, et qu'ils associaient dans un commun désir le souci très légitime d'agrandir le royaume de France et l'ambition très glo- rieuse de reculer les frontières de l'Eglise ? Tel a été, en effet, leur dessein. Et, pour les seconder dans cette œuvre généreuse, quels hommes de foi et quels hommes d'action voyons- nous accourir ! des disciples zélés du séraphique François, des apôtres formés à la forte école d'Ignace, plus tard des fils dévoués de l'illustre 40 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Olier, c'est-à-dire trois groupes choisis d'ouvriers évangéliques. Champlain disait1 de ces saintes recrues qu'avec de tels aides on eût vite créé une colonie prospère. L'histoire nous les montre, soldats de la croix, mais aussi pionniers de la bêche, faisant eux- mêmes les premiers défrichements, traçant dans le sol neuf les premiers sillons, et fécondant de leurs mains consacrées cette terre d'où devait sortir la richesse nationale. Sages agronomes, intrépides colons, découvreurs hardis et infati- gables, ils ont été tout cela avec un égal mérite ; et ils ont accompli tous ces travaux parce qu'ils étaient apôtres, et que pour enfanter un peuple à Dieu, il faut d'abord lui assurer une patrie. C'est dans ces sentiments et avec cette hauteur de vues que l'immortel Laval fondait, non loin de Québec, une école des arts et métiers, destinée à former l'élite des travailleurs, et à créer le noyau d'un peuple industrieux et puissant. En vérité, mes Frères, tout ce que firent, tout ce qu'entreprirent pour l'avancement ma- tériel de ce pays nos religieux, nos prêtres et nos pasteurs, nous ne saurions le dire. Ils ont mêlé leur vie à la vie obscure de leurs frères ; ils ont partagé leurs peines, leurs soucis, leurs souffrances ; ils ont béni de leurs lèvres 1. Ferland, Cours d'Hist. du Canada, t. i, p. 219. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 41 et cimenté de leurs sueurs chacune des pierres sur lesquelles repose notre édifice social. Qui ne se rappelle leur rôle bienfaisant dans les guerres qui mirent tant de fois en péril le sort de la colonie ? S'agissait-il de négocier la paix avec quelque tribu sauvage ? la croix du mis- sionnaire désarmait les cœurs les plus farouches, et le prestige de sa voix, le spectacle de son cou- rage, imposaient à l'égal de la plus puissante armée. Fallait-il, au contraire, prendre les armes contre un ennemi perfide et cruel ? c'est aux ministres de Dieu que le colon soldat allait demander, en partant, l'intrépidité dans la lutte et le gage de la victoire. Suivez le peuple canadien pendant cette période si troublée de son existence ; voyez-le aux prises, tantôt avec les fiers enfants des bois, tantôt avec les fils ambitieux d'Albion. Toujours la religion apparaît à ses côtés comme son meilleur conseil et comme son plus ferme appui. On ne peut lire sans émotion ces pages dramatiques où l'histoire, mettant sous nos yeux, parallèlement aux luttes suprêmes du régime français, les actes émanés de la chaire épiscopale, nous fait voir quelles sympathies profondes régnaient entre le pasteur et son troupeau. On dirait un même cœur battant sous deux poitrines amies. Chaque victoire retentit dans l'âme de l'évêque comme un écho triomphant ; chaque défaite lui arrache 42 DISCOURS ET ALLOCUTIONS des larmes arrières et des cris de douleur. Grâce à Dieu, cette union et cette collabora- tion de notre clergé et de notre peuple n'ont point cessé avec les guerres ni avec les besoins primitifs. Aujourd'hui comme jadis, l'Eglise est l'espoir du pauvre, le rempart de la race, la bienfaitrice de l'ouvrier, et l'inséparable com- pagne du colon. On sait avec quel courage elle dénonça, lorsqu'il le fallait, les visées tyranni- ques du pouvoir, et joignit sa voix à celle de toute la nation pour détourner de notre pays ce qu'elle regardait comme un très grave péril1. Cette liberté de langage, et cette noble et franche attitude ont soutenu les nôtres dans leurs reven- dications courageuses. On n'a pu sans doute terrasser, on a du moins fait reculer la secte fa- natique si acharnée, chez nous, contre tout ce qui est catholique et français2. De quel œil réjoui, mes Frères, l'Eglise cana- dienne ne voit-elle pas les vastes progrès qui vont s'accomplissant par la main de ses enfants ! Elle seconde de tous ses suffrages vos projets ingénieux ; elle loue de toute son âme vos initia- 1. Voir, par exemple, au sujet de l'union projetée du Haut et du Bas Canada, les Mandements des Evcques de Québec, vol. m, pp. 378-381. 2. Nous avons le regret de constater que, depuis 1889, le fanatisme combattu par nos pères s'est réveillé et a repris plu- sieurs fois l'offensive. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 43 tives fécondes ; elle favorise de tout son pou- voir vos œuvres de transport, d'amélioration du sol, d'expansion et de rénovation agricole ; elle ouvre elle-même des paroisses, des comtés, des diocèses, et elle ne cesse d'appeler sur vous et sur tous vos travaux les bénédictions du ciel. II Cependant, hâtons-nous de le dire, le progrès matériel, quelque enviable qu'il soit, n'est lui- même qu'un élément bien médiocre dans le bon- heur des peuples. C'est moins par la force des bras et des machines que par le jeu de l'intel- ligence qu'une nation s'élève au-dessus du ni- veau vulgaire où rampent les races inférieures. Rien n'égale en ce monde la souveraineté de l'idée. Image du Verbe créateur, verbe elle-même de l'esprit humain, elle fait et défait les trônes ; elle domine les empires, les meut et les gouverne. C'est un soleil qui rayonne, une influence qui s'exerce, une autorité qui commande. Quand ce soleil luit sur une nation, quand les sciences et les lettres, dignes de la vérité qu'elles sont chargées de répandre, en projettent la lumière sur toutes les classes sociales, on peut affirmer sans crainte que cette nation grandit, et qu'elle s'achemine vers les sommets de la civilisation véritable. 44 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Or, je le demande, n'est-ce pas l'Eglise catho- lique qui la première, par ses prêtres, ses mis- sionnaires et ses apôtres, a fait briller sur ce continent d'Amérique, avec les clartés de la foi, le flambeau glorieux des lettres humaines ? n'est-ce pas à elle, pour une grande part, que nous devons cet amour de la science, ce culte de la vérité, cette religion de la pensée, dont nos pères nous ont légué l'héritage, et qui n'est pas, nous pouvons le dire sans jactance, le moin- dre joyau de notre couronne ? La colonie venait de naître. Et déjà, mal- gré l'inévitable pénurie des hommes et des choses, et grâce au zèle d'âmes admirables et liées par le vœu du bien, non seulement l'instruction pri- maire était donnée aux enfants, mais les sciences fleurissaient sur ces plages nouvellement décou- vertes. Dès cette époque, en effet, dans le col- lège érigé par les Révérends Pères Jésuites, et qui se montrait l'émule des meilleures institu- tions de France, des thèses sur la philosophie et la physique pouvaient être soutenues avec succès en présence des autorités civiles et militaires. A peine établie sur les rives canadiennes, l'Eglise se faisait une gloire d'allumer au foyer du pays et au cœur même de la race, cette flamme d'idéal dont nos esprits ont vécu, et qui fait partout l'honneur des peuples civilisés. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 45 De quels bienfaits donc les générations ac- tuelles ne sont-elles pas redevables au passé, à nos premiers centres scolaires, à nos premiers instituts d'hommes et de femmes, qui, pendant si longtemps, soit par eux-mêmes, soit par des écoles issues de leur sein, et alimentées de leurs sacrifices, ont répandu l'instruction dans tou- tes les classes du peuple, et ont tissé le fil d'or des nobles traditions de l'esprit entrées dans la substance même de notre patrimoine national ! Sans doute, en ce dernier siècle, les gouver- nements civils, justement soucieux du progrès de l'éducation dans notre patrie, ont fait beau- coup pour venir en aide à l' insuffisance des pa- rents. Mais qui pourrait nier que, dans cet essor des idées et dans ce progrès des études, le concours le plus efficace appartienne à l'Eglise ? qui pourrait méconnaître les immenses services que le catholicisme, protecteur né des arts, des sciences et des lettres, rend chaque jour à notre pays et à la jeunesse canadienne ? Religion et lumière sont filles du ciel. Ouvrez, mes Frères, les mandements de nos évêques, les actes de nos conciles ; voyez ce que décrè- tent ces voix autorisées sur l'instruction de l'en- fance, sur le rôle des sciences et des études phi- losophiques, sur le rôle et l'importance de l'en- seignement supérieur ; comptez dans cette pro- vince les maisons d'éducation fondées par des 46 DISCOURS ET ALLOCUTIONS prêtres, et où la religion parle, enseigne, et di- rige ; nombrez les hommes éminents, hommes d'Etat, hommes de plume, hommes de conseil, hommes d'action, que sa main a façonnés et que ses lèvres ont inspirés, et dites-moi si l'Eglise n'a pas été pour notre société sa boussole la plus sûre et son phare le plus lumineux. Notre littérature elle-même doit à la religion ses conceptions les plus hautes et ses accents les plus pénétrés. Par elle ont été formés, et soutenus, et encouragés la plupart de nos hommes de lettres ; et c'est d'elle, et de son esprit, que sont nées ces pages toutes canadiennes qui cé- lèbrent la foi de nos pères, la grandeur de leurs travaux, et l'héroïque simplicité de leur œuvre patriotique. Un grand orateur a dit1 : u Les lettres sont le palladium des peuples véritables. Il n'y a que les peuples en voie de finir qui n'en connaissent plus le prix ; parce que, plaçant la matière au- dessus des idées, ils ne voient plus ce qui éclaire et ne sentent plus ce qui émeut. ' Sachons tou- jours, mes Frères, mettre les idées au-dessus de la matière, les progrès de l'esprit au-dessus du mouvement des affaires et du miroitement des richesses. C'est par le spiritualisme et la haute culture qu'une nation monte à la gloire. 1» Lacordaire, 6e conf. de Toulovse. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 47 III Mais cette gloire serait-elle solide, si elle n'avait que la raison humaine pour appui ? et ne savons- nous pas que les esprits les plus cultivés et les peuples les plus policés, s'ils sont vides de Dieu, manquent de leur plus nécessaire élément de vie ? Malheur aux sociétés sans autels ! " La justice, dit l'Ecriture1, élève les nations ; mais le péché les abaisse et les rend misérables. ' Et par justice, ici, que faut-il entendre ? une religiosité vague ? la seule religion natu- relle ? L'histoire proteste contre cette interpré- tation mensongère. Les Grecs avaient de l'es- prit ; les Romains, du savoir et des légions. Et cependant, personne ne l'ignore, ces deux nations fameuses, viciées et dégénérées, ont roulé, avec leurs forums et leurs temples, sur la pente fatale d'une irrémédiable décadence. — Non, mes Frères ; une seule force peut prévenir de telles catastrophes : la religion du Christ, et l'Eglise que le Christ a constituée son organe et l'indéfectible gardienne du décalogue et de la loi divine. Cette religion, ai-je besoin de l'ajouter, c'est la nôtre. Cette Eglise, elle s'est penchée, amou- reuse, sur notre peuple au berceau. Et c'est 1. Prov., xiv, 34. 48 DISCOURS ET ALLOCUTIONS d'elle que nous tenons le trésor inestimable de notre vie religieuse. Et c'est par ses soins que cette vie de l'âme, jaillie, il y a deux siècles, des flancs de la France chrétienne, s'est maintenue au milieu de nous si saine et si féconde, et coule toujours si abondante dans le fleuve sacré de nos traditions. Ici se placent sur mes lèvres des noms que votre reconnaissance appelle, que votre piété exalte, et que les anges acclament. Brébœuf, Jogues, Lallemant : ah ! quels ancêtres dans la foi, quels héros de la charité, quels initiateurs et quels apôtres ! vous fûtes, ô martyrs glorieux, pour notre peuple naissant ce que Jésus-Christ a été pour l'humanité entière. C'est dans le sang d'un Dieu que l'Eglise universelle puise sa force et sa fécondité ; c'est dans le vôtre, dont vous fûtes si prodigues, et qui a rougi pro- videntiellement notre sol, que l'arbre de l'Eglise canadienne plonge ses racines avides et boit la sève de l'immortalité ! Cette sève surnaturelle, et cette vie si pure infusée dans l'âme de nos pères, l'Eglise, par son influence et par son travail, n'a cessé d'en activer les mystérieuses énergies. Je ne redirai pas avec quel zèle l'épiscopat canadien, suivant l'exemple du premier évêque de Québec, sut veiller, à toutes les époques, au maintien intégral des croyances et à la pureté DISCOURS ET ALLOCUTIONS 49 des mœurs publiques. Ces réflexions m'entraî- aeraient trop loin. Deux faits, cependant, do- minent par leur importance les phases variées de notre histoire ; et de deux manières également remarquables, je tiens à le rappeler, les chefs spirituels de notre race eurent l'honneur de la préserver des plus mortels périls. L'hérésie, maîtresse de notre sol, eût voulu compléter son triomphe en extirpant du cœur des nôtres cette foi catholique qui en garde si jalousement le seuil. D'autre part, quelles pressions exercées sur notre peuple, et quels motifs spécieux offerts à son esprit, pour le soulever contre l'autorité légitime et pour l'entraîner hors des voies d'une franche loyauté ! Ces tentatives opposées n'ont pu faire fléchir la vertu de nos pères. Dociles aux enseigne- ments de l'Eglise, ils sont restés fidèles et à leur Dieu et à leur Roi ; ils ont marché d'un pas as- suré entre l'abîme de l'hérésie religieuse et le piège menteur de l'hérésie politique, et cette sage et loyale attitude les a sauvés. Le catholicisme canadien grandit. Il se révèle, il s'affirme, il franchit même les bornes de ce pays. Qui n'a présente à l'esprit cette mémorable expédition entreprise, il y a vingt ans, par une poignée de braves dont le drapeau mêle aujour- 4 50 DISCOURS ET ALLOCUTIONS d'hui sa gloire à celle de Carillon1 ? C'est une loi naturelle que, dans les temps de crise, la vie reflue vers sa source. Rome était menacée, Rome, la tête du monde chrétien, le centre des pensées et des espérances catholiques. Que vit-on tout à coup ? des fils du Canada se lever, s'armer de leur foi et de leur vaillance, abandonner pa- trie, amis, familles, et aller, nouveaux " croisés sur le chemin de Saint-Pierre2, ' porter au-delà des mers un courage et un dévouement dont l'Europe gardera un impérissable souvenir. Et nos frères qui émigrent, semant autour d'eux leurs croyances, et nos prêtres et nos vierges qui les suivent, et cet appui que notre sacerdoce donne avec un zèle croissant au christianisme de nos voisins, ne témoignent-ils pas une vigueur et une plénitude morale mer- veilleuse ? Pareille exubérance n'est-elle pas un des signes dont Dieu se plaît à marquer les peuples prédestinés ? Mais je vois d'autres signes plus éclatants en- core, et par lesquels se manifeste plus visiblement la faveur divine. Dans un coin renommé de cette terre canadienne s'élève un sanctuaire où affluent chaque année de toutes nos paroisses, et jusque des Etats-Unis, 1. Les Zouaves pontificaux, présents à la cérémonie, portaient avec eux le drapeau de Carillon. 2. Mot de Ls Veuillot. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 51 des milliers de pèlerins. Là des aveugles voient ; des boiteux se redressent ; des paralytiques secouent leur torpeur. Toutes les plaies sont guéries, toutes les misères sont soulagées. C'est un foyer intense de grâces, et une source perma- nente de prodiges. Et à qui devons-nous cette gloire, et ces extraordinaires bienfaits ? à l'Eglise catholique, dont les croyances pieuses et l'instinct clairvoyant ont fait de la bonne sainte Anne notre refuge et notre patronne. Et pour que rien ne manquât au peuple cana- dien, et que sa fidélité à Dieu reçût une consé- cration solennelle, l'œil d'un grand Pontife s'est abaissé sur nous. Sa main a désigné l'un des nôtres ; elle l'a béni d'un de ces gestes dont le Vicaire du Christ est le maître, et elle l'a élevé jusqu'à ces hauteurs où se reflète l'éclat de la tiare, et d'où le pouvoir sacré, transformé et transfiguré, impose tous les hommages et com- mande tous les respects. Voilà, mes Frères, ce que la religion a été pour nous, et voilà quels motifs nous avons de saluer dans l'Eglise où nous sommes nés, une protec- trice dévouée, une institutrice et une mère. Ah ! chers compatriotes, n'allons jamais, par une erreur funeste, nous soustraire à sa fcolli- m citude et à sa tutelle. Le jour où éclaterait ce schisme, c'en serait fait de notre avenir. L'his- toire ne nous dit pas qu'aucune nation ait péri 52 DISCOURS ET ALLOCUTIONS pour avoir fait à l'Eglise trop de place dans la majesté de ses conseils. Mais ce que nous sa- vons, et ce que l'histoire rappelle en de lugubres récits, c'est que des peuples puissants ont dé- chu de leur rang pour avoir rejeté les lumières de la foi chrétienne. Soyons plus sages, et ne perdons point de vue l'alliance contractée dès nos origines entre le pouvoir civil et l'autorité ecclésiastique. De- puis l'illustre Laval siégeant au Conseil souve- rain jusqu'à l'épiscopat actuel si franchement dévoué aux intérêts publics, c'est cette alliance qui a fait notre force. C'est elle qui nous rassem- ble aujourd'hui, qui nous réunira demain, heureux et reconnaissants, près de l'autel de la patrie. En face de cet autel, et en présence du monu- ment qu'on s'apprête à inaugurer, et qui semble si bien fait pour symboliser l'union de l'Eglise et de l'Etat, jurons, mes Frères, de ne jamais séparer ces deux puissances amies, et d'affirmer en toute conjoncture les droits de Jésus-Christ dans le gouvernement des nations. Ce soir, tournons nos regards vers le grand Saint dont les reliques insignes, déposées dans le trésor de cette basilique, seront désormais pour nous, et pour la société qu'il patronne, un gage d'une plus haute et d'une plus évidente pro- tection. Prions saint Jean-Baptiste de nous aider de ses conseils et de nous couvrir de son égide, DISCOURS ET ALLOCUTIONS 53 et de joindre en un faisceau compact toutes les branches de la race franco-canadienne. Deman- dons-lui d'exposer lui-même à Dieu nos besoins et de lui offrir cette prière qui monte en ce moment de nos cœurs : " O Dieu de l'univers, vous à qui obéissent les cités et les empires, qui avez tiré de l'Egypte les fils d'Israël, baptisé les Francs aux plaines de Tolbiac, couronné Charlemagne, canonisé saint Louis, vous qui châtiez les sociétés coupa- bles et louez et récompensez les nations qui vous aiment, voyez ce peuple prosterné à vos pieds. C'est un peuple fidèle. Il descend, et il s'en fait gloire, de la Fille aînée de l'Eglise. La croix est son drapeau, l'évangile sa charte, un prince du sang chrétien son conseiller et son guide. Bé- nissez-le, Seigneur. Donnez-lui de s'accroître et de se multiplier dans l'unité de sa foi, dans la splendeur de son verbe, et dans l'inaltérable pureté de ses pensées et de ses traditions. Qu'il soit heureux et prospère ! Qu'il étende et dé- roule au loin la phalange fortement unie de ses générations vigoureuses ; que son pied fier et puissant marque sur ce continent une empreinte de gloire ; et que sa tête porte au sommet des cieux le diadème des nations données au Christ en héritage ! " Ainsi soit-il avec la bénédiction de son Emi- nence ! KLOGE DE L'ABBÉ LOUIS OLIVIER. PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES ARTS, Prononcé à l'Université Laval le 22 juin 1890 Monseigneur le Recteur1, Excellence2, Mesdames, Messieurs, On n'a pu, sans doute, perdre le souvenir de rémotion et de la tristesse qui envahirent toutes les âmes, lorsque, le 14 octobre dernier, après une alternative d'espérances trompeuses et de sombres pressentiments, éclata parmi nous la pénible nouvelle de la mort de l'abbé Louis Olivier, professeur de Belles-Lettres au Séminaire de Québec. 1. Mgr Benjamin Paquet, recteur de l'Université Laval. 2. Lord Stanley de Preston, Gouverneur Général du Canada. 56 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Cette mort inattendue était un coup de fou- dre. En enlevant tout à coup à l'estime de ses confrères, et à la tendre affection de ses amis, l'un des plus dévoués et des plus po- pulaires professeurs de cette maison, elle creusait dans nos rangs un vide difficile à combler. Rien, certes, n'a été plus propre à nous faire mesurer toute l'étendue de cette perte que le deuil visible et profond où ce lugubre événe- ment a plongé non seulement les élèves du Petit et du Grand Séminaire, mais encore la jeunesse instruite et le public de cette ville. En effet l'abbé Olivier, par le charme de son esprit et l'aménité de son caractère, s'était créé un très grand nombre d'amis ; et son nom et sa per- sonne, déjà bien connus et favorablement ap- préciés, commençaient d'exercer ce prestige sa- lutaire qui s'attache naturellement au talent que le travail honore et au mérite que la religion consacre. Qu'il nous soit permis ce soir de payer publi- quement, de la part du Séminaire et de l'Uni- versité, un faible tribut d'éloges à la pure et touchante mémoire de celui qui fut pour nous, dans la plus juste acception des termes, un con- frère, un collègue et un ami. L'abbé Louis-Amateur Olivier naquit à Saint- Nicolas, dans le comté de Lévis, le 29 mars 1859. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 57 Ses parents1, ayant remarqué avec quelle ardeur précoce le jeune Louis s'adonnait à l'étude, et quel penchant secret semblait incliner son cœur vers la vie du sanctuaire, l'envoyèrent à Lotbi- nière apprendre les rudiments du latin, sous la direction du notaire Bédard. Ce premier stage fini, notre étudiant entra au Petit Séminaire de Québec, où, après de nombreux succès remportés au cours de ses classes, il termina ses études classiques en 1882, avec le titre de bachelier es arts. L'automne de la même année, le Grand Séminaire lui ouvrait ses portes. Quatre ans passés dans le silence de la re- traite, et dans les travaux combinés de l'étude et de l'enseignement, préparèrent saintement son âme aux religieuses fonctions du sacerdoce qu'il eut le bonheur de recevoir, le 13 juin 1886, des mains de son Eminence le cardinal Tasche- reau. Nommé vers le même temps professeur de Seconde, après avoir rempli la charge initiatrice d'assistant-professeur en cette classe et en Rhé- 1. L'abbé Olivier appartenait à une excellente famille de cultivateurs, très zélée pour l'éducation de ses membres, et qui a donné à la société des hommes marquants, tels que le Dr L. Oli- vier, ancien zouave pontifical et ancien député de Mégantic au Parlement fédéral, et Nazaire Olivier, avocat, ancien député de Lévis à la Législature provinciale, et ancien professeur à la Faculté de Droit de l'Université Laval. 58 DISCOURS ET ALLOCUTIONS thorique, le jeune abbé ne tarda pas à faire pa- raître les réelles et remarquables aptitudes dont la nature l'avait doté pour l'enseignement litté- raire. Aussi l'Université, désireuse de s'assurer le concours de son zèle et d'ouvrir à ses talents une sphère plus haute et plus large, s'empressa-t- elle de lui conférer le titre de professeur de litté- rature française. C'est au début de cette carrière, si pleine de promesses, qu'une soudaine et impitoyable ma- ladie est venue le ravir aux succès marqués du présent et aux espérances grandissantes de l'avenir. Encore tout émus de ce coup tragique, et sans chercher à pénétrer l'adorable volonté divine, nous devons, l'âme résignée, nous courber sous les desseins du ciel, et répéter avec confiance ce que disent nos Saints Livres de l'homme juste, frappé et enlevé à la fleur de l'âge : " Consum- matus in brevi, explevit tempora multa ; quoiqu'il ait peu vécu, il a cependant fourni une carrière bien remplie1. " Tel a été, en effet, l'abbé Louis Olivier. Pour juger, comme il convient, cette belle et trop courte existence, il ne suffit pas de porter les yeux sur les œuvres que notre confrère a lui-même produites, ou auxquelles il a pris part ; 1. Sap., iv, 13. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 59 il faut encore, et avant tout, recueillir les fortes leçons qui se dégagent de sa vie, considérer les exemples de foi profonde et de vertu laborieuse, inséparables de sa mémoire, et qui la rendent si particulièrement chère à tous les vrais amis de l'instruction et de la jeunesse. Le collègue que nous pleurons personnifie, à nos yeux, le travail ardent, réfléchi, persévé- rant, mis au service de la plus noble des causes, la cause de l'éducation. Ecolier, on ne le vit jamais perdre en lectures frivoles, en passe-temps qui déroutent ou anémient la pensée, ces heures précieuses que le jeune homme doit employer à sa formation intellectuelle. Docile aux enseignements et aux conseils de ses maîtres, il suivait sans dévier le sentier qu'on lui traçait ; et ce sentier parfois ardu, où s'exer- çait son courage, devenait chaque année pour lui le chemin de la victoire. Il aimait ses classes et ses livres, et il s'y attachait de plus en plus, par plaisir et par devoir : par plaisir, sans doute, puisque l'âme altérée et curieuse y étanche cette soif insatiable de connaître qui est l'un de ses be- soins les plus pressants ; par devoir, surtout, car c'est l'étude qui façonne les esprits solides, et qui les dispose à servir dignement les plus hauts intérêts de la société et de l'Eglise. Ce qu'il était écolier, l'abbé Olivier le fut da- vantage encore, devenu séminariste. 60 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Pénétré de l'esprit de son nouvel état, il savait allier aux plus sévères pratiques de la piété cléricale les travaux de l'enseignement et l'amour de la science sacrée. Combien il eût désiré con- centrer toutes ses études sur cette science de Dieu et des âmes, et que de fois ne nous a-t-il pas exprimé son regret de ne pouvoir, à l'exemple de tant de confrères, tremper ses lèvres à la coupe fortifiante des doctrines de saint Thomas ! Mais la voix de l'autorité l'avait appelé ailleurs ; et ce n'est pas, avouons-le, sans un sentiment de vive satisfaction qu'il vit s'ouvrir devant lui le champ si vaste, si riche et si séduisant des études littéraires. L'enseignement, Messieurs, est un apostolat. Or, Dieu qui voulait, pour quelques années du moins, confier à notre ami les fonctions aussi délicates qu'importantes de ce ministère, l'avait fait apôtre, j'entends, l'avait doué des qualités maîtresses et des facultés communicatives qui subjuguent l'esprit et le cœur des élèves. L'abbé Olivier sut bientôt conquérir une place distin- guée au rang des professeurs. Sans être une de ces intelligences de haut vol qui planent sur les sommets, il possédait un goût sûr, un jugement droit ; et ce qui lui man- quait peut-être de facilité et de pénétration na- turelle était, chez lui, amplement compensé par la passion du savoir et par l'opiniâtreté du travail. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 01 Chaque année voyait s'accroître le trésor de ses connaissances. En présence des beautés sereines et des horizons de lumière que lui révélait le culte des lettres, il s'éprenait d'une admiration qui allait jusqu'à l'enthousiasme. Il savourait lui-même avec une délectation extrême ces plaisirs élevés ; et, en classe, par sa parole chaude et persuasive, il les faisait passer dans l'âme en- chantée de ses élèves. Quelques écrits sortis de sa plume, montrent suffisamment ce qu'on pouvait attendre d'elle. Pensées nobles et choisies, critique experte et judicieuse, style correct, châtié, élégant, tout déjà faisait présager pour l'abbé Olivier un avenir brillant et fécond. Il était entré dans le groupe des collaborateurs de notre grande revue, le Canada-Français. Une conférence fort réussie sur le marivaudage lui avait valu les suffrages d'un bon nombre de lettrés ! Ses sermons, quoi- que rares, étaient goûtés des fidèles. Mais c'est surtout en classe, dans sa chère classe de Seconde, que le mérite et le talent de notre jeune ami apparaissaient tout entiers. Il y a dans le cœur humain, et dans l'affection franche et ouverte par laquelle il se livre, une force de persuasion que n'ont pas les seules con- naissances de l'esprit. Pour se frayer le chemin des âmes, surtout si ces âmes sont neuves, in- constantes, sensibles aux moindres atteintes de 62 DISCOURS ET ALLOCUTIONS l'ennui et de la lassitude, la science du profes- seur doit se doubler de bonté. Or, j'en prends à témoin tous ses anciens élèves et tous ceux qui l'ont approché et connu, l'abbé Olivier était bon ; je dirai mieux, il avait reçu du ciel un fonds d'iné- puisable bienveillance. Doux et ferme à la fois, indulgent sans faiblesse, patient, dévoué, il met- tait dans ses procédés un tact et une sympathie qui lui conciliaient tous les cœurs. Régent exem- plaire, il savait par un bon mot, par un éloge mé- rité, stimuler et récompenser le travail, comme il savait aussi, par cet accent de douceur dont il ne se départait jamais, faire accepter et faire fructifier un reproche. Les jeunes gens allaient à lui non seulement comme à un maître rensei- gné, mais comme à un guide sûr et affable, et comme à un conseiller digne de toute confiance. Il est disparu, ce guide ; il est mort, cet hom- me de conseil. Mais les nombreux élèves qui, en suivant ses leçons, y ont puisé le goût du beau et l'amour des lettres, mais les membres de la société littéraire des externes qu'il dirigea trois ans avec un si grand zèle, tous ceux enfin qui, par leur situation, ont pu jouir de son commerce et bénéficier de son influence, n'oublieront pas de sitôt cet esprit clair, cette âme bienveillante, ce cœur franc et loyal, cet éducateur aimant, sym- pathique et généreux. Son souvenir parlera, comme il parlait lui-même, avec l'autorité que DISCOURS ET ALLOCUTIONS 63 donne l'intelligence jointe au dévouement, au désintéressement et à la vertu. J'ai nommé la vertu. L'abbé Olivier, Messieurs, la cultivait depuis son enfance. Il avait compris que, sans elle, sans cette force intérieure qui élève la pensée, redresse le sens de l'âme, et oriente toute l'activité humaine, le travail est un servage, la gloire une vanité et une dangereuse chimère. Habitué de bonne heure à ne rien négliger de ce que la religion demande, il mit à accomplir tous ses devoirs de prêtre, cette ardeur et ce courage qui ne le quittaient jamais. Pieux, cha- ritable, plein de condescendance, modeste dans le succès, régulier dans ses actions, il offrait à ses confrères l'exemple de toutes les vertus. Il accomplissait saintement les actes les plus ordi- naires ; et c'est en cela même qu'ont brillé de tout leur éclat l'énergie soutenue de sa volonté et le mérite singulier de sa foi. Aussi, quand sonna l'heure des suprêmes adieux, quand il fallut s'arracher à une famille en pleurs, à des frères tendrement aimés, reconcer aux jouissances de l'étude, et aux mille projets d'ave- nir que caresse instinctivement tout esprit jeune, vigoureux et conscient de ses dons innés et de sa naissante valeur, son âme se trouva prête. Un acte d'espérance, un élan d'amour divin, une pensée et un regard tournés vers le ciel suffirent pour consommer le sacrifice. 64 DISCOURS ET ALLOCUTIONS L'abbé Olivier s'est endormi du sommeil des justes avec cette sérénité douce, cette soumission entière et confiante aux ordres de la Providence, qui avaient été la marque spéciale et la loi essen- tielle de sa vie. Nous savons que peu de temps avant de tomber malade, il avait conçu l'idée de traverser bien- tôt l'océan pour aller à Paris, foyer des lettres françaises, compléter ses études littéraires et mettre la dernière main à l'édifice de ses con- naissances. Dieu ne lui a pas permis de réaliser ce rêve. Mais en revanche, et au lieu des par- celles de vérité que l'homme recueille ici-bas avec tant de labeur, il lui a livré la vérité tout entière ; il l'a appelé, nous en avons la ferme con- fiance, à jouir parmi les élus de l'éternelle vision d'une Beauté qui ne connaît ni ombre ni déclin. L'Université Laval, Messieurs, a perdu en sa personne un professeur dévoué, la jeunesse pleure un ami, l'Eglise un jeune prêtre studieux et vertueux. C'est une fleur fraîchement éclose, moissonnée dans son printemps ; mais du moins, pour nous consoler, il nous en reste l'image, et nos cœurs en garderont l'inoubliable parfum ! ELOGE DU VÉNÉRABLE FRANÇOIS DE MONTMORENCY-KAYAL, PREMIER ÉVÈQUE DE QUÉBEC, Prononcé dans la Basilique de Québec, à l'occasion de l'introduction de la cause de béatification du serviteur de Dieu, le 13 mai 1891 D Similem illum fecit in gloria sanctorum. Dieu lui a donné une gloire égale à celle des saints. Eccli., xlv, 2. Eminence1, Messeigneurs2, Mes Frères, ans le domaine moral, non moins que dans l'ordre physique, l'Auteur et l'Ordonnateur de 1. Son Eminence le cardinal El zéar- Alexandre Taschereau, archevêque de Québec. 2. Tous les archevêques et évêques de la Province de Québec. 66 DISCOURS ET ALLOCUTIONS toutes choses sait marquer son action par des règles d'une admirable sagesse. C'est une loi de la Providence qu'aux origines des grandes institutions sociales préside un de ces génies dont la puissance pénètre l'avenir, et l'une de ces personnalités dont l'influence domine toute la série des âges. Adam, chef et principe des générations humaines, réunissait en son être les dons les plus merveilleux d'intelli- gence et de force. Jésus-Christ, fondateur adorable de l'Eglise, s'est montré le type achevé de toute perfection. Chaque société nouvelle, chaque Ordre religieux, chaque Eglise particulière quelque peu importante, s'honore d'avoir pris naissance par les soins et sous la conduite d'un héros ou d'un saint. Dieu merci, l'humble Eglise, fondée en cette ville même il y a plus de deux siècles, et à laquelle nous sommes heureux d'appartenir, n'a pas été privée de ce bienfait ni de cette gloire. Elle aussi, elle peut se flatter d'avoir vu rayonner sur son berceau la figure d'un homme éminent, d'un prélat illustre par le nom et par la noblesse | du sang, plus illustre et plus remarquable par le mérite des œuvres et par la sainteté de la vie1. Est-il besoin de le nommer, ce pionnier auguste 1. En parlant dans ce discours de la sainteté et des vertus de Mgr de Laval, nous déclarons (conformément aux règles établies par le Saint-Siège) ne vouloir en aucune façon préve- nir le jugement de notre mère la sainte Eglise. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 67 de la foi ? Sa mémoire, toujours chère au peu- ple canadien-français, toujours bénie, toujours vénérée, a survécu au naufrage des siècles. Et c'est pour honorer cet ancêtre glorieux qu'aujour- d'hui, dans ce lieu historique, premier témoin de son zèle et dernier théâtre de sa piété, s'est réunie l'élite d'une nation qui fut pendant si longtemps l'objet de ses plus tendres et de ses plus vives sollicitudes. Pressés par un sentiment de juste reconnais- sance, nous sommes venus, sur l'appel de son Eminence le cardinal Archevêque, remercier Dieu et le Saint-Siège d'avoir exaucé nos vœux, d'avoir voulu permettre l'introduction en cour de Rome de la cause de béatification et de cano- nisation du premier évêque de Québec ; nous sommes venus, dis-je, en face des autels où le portent déjà nos désirs, saluer et célébrer l'im- mortel fondateur de l'Eglise du Canada, le vénérable François de Montmorency-Laval. Personne ne contestera l'importance souve- raine d'un tel événement. Ce décret du Saint- Siège, sans être définitif, et sans autoriser encore les honneurs d'un culte public, consacre solen- nellement la vie et les travaux du grand servi- teur de Dieu. Il nous remet sous les yeux, à une époque où la foi chrétienne, même la mieux ancrée dans le cœur des peuples, est exposée à de graves dangers, les exemples lumineux de 68 DISCOURS ET ALLOCUTIONS cette âme si fidèle et les leçons de courage dictées par ce modèle de toutes les vertus. En effet, par le caractère de ses mérites et de ses œuvres, Mgr de Laval rappelle les temps héroïques des premiers siècles du christianisme. Organisateur d'une Eglise qui lui doit ses pre- miers progrès, il a été en même temps, dans ces contrées neuves et barbares, l'infatigable cham- pion de la foi ; et, au milieu de tous ces travaux, on l'a vu s'élever jusqu'aux plus hauts sommets de la perfection évangélique. C'est dire que sur son front brille une triple auréole : le génie de l'auto- rité, la flamme du dévouement, la gloire de la vertu ; qu'il a été grand évêque, grand apôtre, et grand saint. Similem illumfecit in gloria sanctorum. Telles sont les trois pensées que nous inspire la fête de ce jour, et que je voudrais, mes Frères, soumettre bien humblement à votre religieuse considération. Chef-d'œuvre des mains divines, l'Eglise ca- tholique est une société vivante, un vaste corps moral puissamment organisé selon toutes les lois de l'ordre hiérarchique, et pénétré et vivifié par un principe supérieur et par un souffle sur- naturel qui en est l'âme et la force. Sur cette •ceuvre merveilleuse, sortie du cœur même du DISCOURS ET ALLOCUTIONS 69 Christ, et ordonnée à un but universel, doivent se modeler ou plutôt se greffer toutes les Eglises nouvelles, locales et régionales, nécessitées par la marche des temps et par le mouvement des peuples. Vouloir créer une Eglise en dehors de ces conditions serait jeter dans le sol une branche sèche et sans vie, fatalement vouée à la stérilité. C'est ce qu'avait compris l'illustre François de Laval dès le jour où il fut choisi par les cours de France et de Rome pour aller au Canada exercer les fonctions de Vicaire apostolique. Formé aux meilleures écoles de la science et du dévouement, préparé et initié, par la Provi- dence elle-même, au gouvernement des hommes et à la gestion des affaires, Mgr de Pétrée appor- tait à la haute mission dont on l'avait investi un jugement droit et sûr, une foi ardente et pro- fonde, un courage magnanime. Nous ne le sui- vrons pas dans le détail des œuvres qu'il entre- prit et fonda pour assurer à la Nouvelle-France une condition religieuse digne, tout à la fois, de la noblesse de sa naissance, et de la grandeur de ses destinées. Cette étude dépasserait le cadre que nous nous sommes tracé. Toutefois, nous ne saurions taire avec quelle prévoyance, et quel esprit de discernement, le sage et pru- dent prélat sut asseoir l'édifice confié à ses mains sur ces bases immuables qui défient les révolu- tions et l'action corrosive des siècles. 70 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Sachant bien qu'une Eglise ne saurait long- temps subsister sans un clergé instruit et pieux, il s'appliqua tout d'abord, malgré son peu de ressources, à établir un séminaire. Ce séminaire, mes Frères, fut l'œuvre de prédilection de Mgr de Laval. Il l'entoura de ses soins, l'aida de ses conseils, le dota de ses deniers. Il en fit, chose admirable, un centre et un foyer d'où tous les missionnaires, après y avoir puisé les fortes et sublimes leçons du dévouement chrétien, .rayonnaient et se répandaient dans les différentes paroisses, et où chacun d'eux ensuite, brisé, accablé de fatigue, venait avec bonheur refaire ses forces et retremper son courage1. C'est, en très grande partie, au zèle et à la sagesse du prélat fondateur que nous devons notre belle organisation paroissiale par laquelle se réalise si bien, dans une sphère limitée sans doute, l'harmonieux accord de l'Eglise et de l'Etat. Ce système, sous certains rapports, peut n'être pas parfait. Il a cependant rendu, sur notre terre canadienne, des services inappré- ciables. Semblables aux tissus celluleux où s'éla- bore la vie physique et qui la gardent et la trans- mettent, nos centres paroissiaux ont été des 1. C'était là, assurément, une situation transitoire, mais adaptée aux besoins spéciaux d'une Eglise toute nouvelle, et qui témoigne de l'esprit éminemment pratique du premier évé- que canadien. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 71 cellules fécondes par lesquelles s'est conservée, et propagée, et multipliée, notre vie religieuse, et avec elle cet esprit de solidarité morale et de communauté civique qui a tenu nos familles rurales si puissamment associées. L'Eglise, nous l'avons dit, n'est pas une masse inerte, mais un corps vivant. Elle a une âme qui la pénètre en tous ses éléments et en tous ses organes, et de laquelle dépendent, comme d'un principe essentiel, sa force, sa fécondité et sa vie. Ce sera l'honneur propre, et la gloire impéris- sable, de Mgr de Laval, d'avoir su faire passer dans l'Eglise de Québec le souffle surnaturel qui l'inspirait lui-même, de lui avoir donné une âme lumineuse et pure, d'avoir infusé à son œuvre cette sève spirituelle et ces fortes tradi- tions de doctrine et de morale, de piété et de religion, dont s'est imprégné notre esprit, et qui distinguent aujourd'hui encore nos braves popu- lations canadiennes. Dans un siècle où l'Eglise de France, menacée par l'invasion protestante et travaillée par le ferment janséniste, se laissait d'autre part entraîner au courant des prétendues libertés gallicanes, quelle énergie ne fallait-il pas, chez un prélat du reste très bien vu de la Cour, pour échapper à tant de périls ! Mgr de Laval eut ce rare et insigne mérite. On le vit, dès le 72 DISCOURS ET ALLOCUTIONS début de son administration, repousser coura- geusement les prétentions dangereuses de l'arche- vêque de Rouen pour ne dépendre, lui et les siens, que du Saint-Siège lui-même. Hostile au jansénisme ainsi qu'au gallicanisme, il ne perdait aucune occasion de battre en brèche ces erreurs. Ce qu'il fit pour éloigner de ce pays les huguenots ou, du moins, pour les convertir, son amour des doctrines de Rome et de la liturgie romaine, son zèle pour l'éducation, pour le bien et le progrès des communautés religieuses, l'ardeur constante et la force indomptable qu'il fit paraître dans la défense des droits sacrés de l'Eglise, proclament plus éloquemment que toute parole humaine l'élévation de pensée, la droiture de jugement, l'inflexible rigidité dogmatique du vénérable fon- dateur de l'Eglise de Québec. Ce souci de l'orthodoxie n'avait d'égal en lui que son désir de faire prévaloir les exigences de la morale, et de faire partout triompher les intérêts de la religion, de la piété et de la vertu. Avec quels courageux accents ne croit-il pas devoir dénoncer les désordres et les graves abus dont la société d'alors donnait parfois le spec- tacle ! Quelle noblesse de motifs, et quelle vigueur d'action dans les assauts qu'il livre pendant près de vingt ans au commerce de l'eau-de-vie ! On l'accuse, on le calomnie ; on intrigue à la DISCOURS ET ALLOCUTIONS 73 Cour de France pour miner son crédit et entraver ses efforts. Incapable de faiblesse, Mgr de Laval ne craint pas de se mettre en route, d'affronter, à plusieurs reprises, l'océan et ses tempêtes, et d'aller en personne déjouer les trames odieu- ses ourdies contre son autorité. Rien du reste n'échappait à ses soins et à son regard prévoyant. Il serait trop long de rappeler comment il s'employa à répan- dre dans l'âme de son peuple, et à faire lever et fructifier ces belles et riches se- mences d'où naissent les mœurs chrétiennes, et qui engendrent les longues traditions catho- liques. Deux célèbres dévotions, associées dès l'crigine à notre vie nationale, et qui en furent à toutes les époques le palladium sacré, le culte de la bonne sainte Anne et celui de la Sainte- Famille, rediront éternellement le nom du saint fondateur qui, soit par ses exemples, soit par des règlements de la plus haute sagesse, leur donna une si efficace impulsion. II Mais l'évêque appelé à établir une Eglise, et à créer une société de croyants, n'a pas seule- ment besoin du génie de l'autorité ; il lui faut, semblable aux grands sauveurs d'âmes et aux grands convertisseurs de peuples, revêtir les 74 DISCOURS ET ALLOCUTIONS livrées de l'apostolat et en déployer tout le zèle. Euntes docete omnes génies1. Mgr de Laval fut vraiment apôtre : il en avait le cœur généreux ; il en avait la foi intrépide. Cette foi si élevée lui révélait le prix des âmes rachetées dans le sang de l'Agneau ; et sa cha- rité ardente s'exaltait dans l'extrême désir de les régénérer et de les sauver. C'est lui qui s'écriait avec un accent digne de saint Paul : " Plaise au ciel que je me fasse tout à tous, et que je gagne tous les cœurs à notre Divin Sauveur2! " Avant même qu'il partît pour les missions d'Amérique, cette soif et cette passion des âmes le consumait, et on l'avait désigné pour aller porter au Tonkin, avec les clartés de la foi, l'offrande volontaire de sa vie. Nommé, peu de temps après, vicaire apostolique de la Nouvelle- France, il n'accepta cette charge que dans le ferme espoir d'y pouvoir travailler au salut des infidèles et peut-être d'y verser son sang. Qui dira les nombreuses démarches faites par le vaillant prélat, les prières et les travaux aux- quels il se livrait, les sacrifices qu'il s'imposait, pour assurer le succès des missions sauvages ? Un de ses premiers soins fut d'associer aux Pères Jésuites, dont l'ardeur et le courage ne 1. Matth., xxviii, 9. 2. Rapport de 1660 adressé au Souverain Pontife. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 75 pouvaient suffire à tous les besoins, de nouveaux missionnaires remplis de l'esprit de Dieu. Ces nobles ouvriers du Christ, il les chérissait de toute son âme ; et il faut lire les lettres d'adieu, les instructions si sages, et les conseils si pratiques qu'il leur adressait, pour comprendre tout ce qu'il y avait de foi confiante, d'aspirations su- blimes et de lumineuses intuitions dans ce cœur d'évêque et d'apôtre. Un jour, revenant d'une visite pastorale, il fait rencontre d'un vieux missionnaire tout courbé sous le poids de l'âge, et qui, effrayé peut-être par de sombres prévisions, lui demande d'un air hésitant, s'il doit continuer sa route : " Mon Père, répond le prélat d'un ton quasi inspiré, toute raison humaine semble vous retenir ici, mais Dieu, plus fort que les créatures, vous veut en ces quartiers-là. ' Et le Père, dans la suite, écrivait qu'au sein de ses labeurs et de ses tris- tesses, dans la solitude des bois, ou sur le bord des torrents, cette parole tombée des lèvres d'un tel pasteur apportait à son âme consolée des leçons de force et des échos de joie. Mgr de Laval n'avait pas de plus grand bon- heur que de partager la vie et les travaux de ses prêtres, de sillonner en canot d'écorce, et une crosse de bois à la main, les lacs et les rivières, et d'aller souvent visiter les postes les plus inhospitaliers de son immense diocèse. Sa pré- 76 DISCOURS ET ALLOCUTIONS sence charmait les sauvages ; sa bienveillance les subjuguait ; et, au seul son de sa voix, le farouche Iroquois lui-même se transformait en doux agneau. Grâce à sa direction et aux impulsions de son zèle, les missions prirent un essor jusque-là in- connu. Le regard du prélat-apôtre embrassait dans un même rayon de miséricordieuse charité presque toute l'Amérique du Nord, et il eut la consolation de voir, avant de mourir, la croix de son divin Maître étendre ses bras rédempteurs jusque sur la vallée du Mississipi. Même pendant les années qui suivirent sa démission, le saint évêque de Québec ne cessa de s'intéresser de la manière la plus effective à la conversion des sauvages. Un religieux qui les desservait lui ayant fait part de son dénûment, il alla jusqu'à lui donner ses dernières argenteries pour qu'il en fît un ciboire, et que ce qui avait servi à la nourriture du corps pût servir désor- mais à un ofhce plus noble : porter aux âmes affamées le corps et le sang d'un Dieu. Je n'en finirais pas, mes Frères, si je voulais remettre sous vos yeux tous les faits de bonté touchante et d'héroïque générosité qui marquè- rent l'apostolat du premier pasteur de la Nou- velle-France. Oh ! qu'elle doit être grande, la joie du pieux évêque ; et quelles suaves émotions ne doit-il pas ressentir en voyant maintenant, sur ce trône DISCOURS ET ALLOCUTIONS 77 de sa cathédrale, siéger un prince de l'Eglise, et autour de ce trône, dans tout l'éclat de leur dignité, un si grand nombre de prélats, l'honneur de notre pays et l'orgueil de notre race, et en qui l'âme du saint fondateur revit tout entière, tenir si hautement le sceptre des pontifes ! Vénérable François de Laval, non, ce n'est pas en vain que, de vos sueurs d'apôtre, vous arrosâtes le sol canadien ! Vos doctrines ont germé ; des mains fidèles les ont fécondées ; et vos œuvres, débordantes de promesses et de vie, grandissent et s'épanouissent sous le ciel de la liberté. Ce que vous étiez jadis au conseil souverain, vos successeurs le sont aujourd'hui dans les conseils publics pour défendre la plus belle et la plus vitale des causes. Vous rêviez pour votre Eglise des progrès et des triomphes. Ces progrès se sont accomplis ; ces triomphes, nous les contemplons dans la marche ascendante de notre foi religieuse, dans cette force d'expan- sion et d'organisation qu'elle déploie, et qui lui assure, en dépit de tous les obstacles, un rôle providentiel sur ce continent d'Amérique ! III Nous disions en commençant que Mgr de Laval avait été non seulement un évêque illustre, non seulement un apôtre généreux, mais aussi 80 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Mais l'énergique vieillard se montre plus grand que le malheur. Emu, non abattu, et pénétré de cette vérité qu'il faut s'attacher à Dieu plus qu'aux œuvres de Dieu, il ne cesse d'adorer, dans le secret de son âme, les desseins de la Pro- vidence, et de bénir la main qui le frappe. Aux tristesses et aux angoisses viennent se joindre les souffrances physiques. La maladie l'oppresse ; d'atroces douleurs le tourmentent. Et, comme si ce n'était assez de tant d'afflic- tions pour expier ses fautes ou plutôt les fautes de son peuple, lui-même y ajoute encore par le jeûne, les cilices, et la pratique constante des plus austères vertus. Comment, mes Frères, se défendre d'un cri d'admiration en présence d'un tel spectacle, et au souvenir de telles épreuves relevées par tant de courage ? Sans prétendre devancer les déci- sions du Saint-Siège, et soumis d'esprit et de cœur à tous ses jugements, mais forts du témoi- gnage de l'histoire, nous oserons conclure que Mgr de Laval porte au front la couronne des plus grands et des plus vertueux pontifes qui aient honoré l'Eglise. Lorsque, en 1708, le digne prélat mourut, on eût pu lire sur sa tombe cette inscription gravée par la reconnaissance : " La mémoire de ses vertus, et de ce qu'il a fait pour augmenter la foi dans la Nouvelle-France, n'y mourra point, DISCOURS ET ALLOCUTIONS 81 tant que la religion catholique y subsistera. " Paroles mémorables, mes Frères, paroles pro- phétiques répétées d'âge en âge, et que chaque jour éclaire d'une lumière plus vive et plus vraie ! Non, elle n'est pas morte, et elle ne saurait périr la mémoire de celui qui, au prix de tant de sacrifices, façonna de ses mains et anima en quel- que sorte de son cœur cette Eglise canadienne aujourd'hui si florissante. Et la Providence elle-même s'est chargée d'en consacrer la gloire par des faits de la plus haute et de la plus frappante signification. Rappelons-nous le tressaillement d'allégresse qui secoua le pays entier, lorsque, il y a treize ans, des fouilles faites en cette basilique mirent à nu les restes mortels du premier évêque de Québec. Cette soudaine découverte, aussi heu- reuse qu'imprévue, et qui donna lieu aux fêtes grandioses de la translation des augustes dé- pouilles dans la chapelle du Séminaire, marquait assez clairement quelles étaient les vues du ciel sur le corps de celui qu'on exhumait ainsi, dans une lumière d'apothéose, de la poussière des siècles. Une chose non moins remarquable est la con- fiance croissante des catholiques canadiens en Mgr de Laval, et le nombre de prodiges que la voix populaire, surtout depuis quelques années, n'hésite pas à attribuer à son intercession. Sans 6 82 DISCOURS ET ALLOCUTIONS discuter ici la nature de ces faits assurément éton- nants, nous affirmons sans crainte que leur en- semble constitue une forte présomption en fa- veur de la sainteté et du puissant crédit de l'évêque que nous honorons. Enfin, ce qui achève de nous affermir dans ce sentiment, ce qui met le comble à notre joie et justifie nos meilleures espérances, c'est l'impor- tant décret récemment émané de Rome, suprême et officielle déclaration par laquelle le Saint- Siège confère publiquement, en face du monde entier, le titre de Vénérable au vénéré fondateur de l'Eglise du Canada. Voilà, mes Frères, trois faits éclatants, et inti- mement liés, et qui présagent le jour glorieux où le peuple canadien, réjoui et reconnaissant, pourra rendre un culte public de respect et de louanges, d'imitation et de prières, à celui qu'il regarde déjà comme son céleste protecteur. Ce jour est-il éloigné ? Nous ne saurions le dire. Quoi qu'il en soit, hâtons-le par nos vœux et notre confiance, par les appels de notre piété, et par cette foi ardente, fervente, obstinée, qui trans- porte les montagnes et rend les nations chré- tiennes dignes des plus singulières faveurs du ciel. PANEGYRIQUE DE SAINT LOUIS DE GONZAGUE Prononcé dans la Basilique de Québec, à l'occasion du troisième Centenaire de la mort du saint, le 20 juin 1891 Non recedet memoria ejus, et nomen ejus requiretur a generatione in generationem. Sa mémoire ne périra point, et son nom toujours béni ne cessera de retentir de géné- ration en génération. Eccli., xxxix, 13. Mes Frères et chers amis1, Dieu, qui est l'auteur du monde, est aussi l'auteur de l'Eglise. Et de même que jadis, de sa main toute-puissante, il semait avec pro- 1. L'auditoire comprenait presque toute la jeunesse catho- lique de Québec et des environs. Ces jeunes suivaient les exer- cices d'un triduum en l'honneur de saint Louis. 84 DISCOURS ET ALLOCUTIONS fusion dans l'immensité de l'espace les astres et les soleils, splendeur de l'univers ; de même a-t-il allumé au firmament des âmes, et sous l'œil des consciences, des étoiles de vérité, de sainteté et de justice. Ces astres innombrables, parus successivement à l'horizon des siècles, n'ont ni le même éclat, ni la même forme, ni la même mission. Stella differt a Stella1. Les uns plus élevés, foyers vi- vants de doctrine, rayonnent indifféremment sur tous les pays et sur toutes les âmes ; d'autres, placés moins haut et d'un pouvoir moins grand, opposent leur influence aux influences spéciales d'une hérésie ou d'une secte. Ceux-ci semblent chargés de guider à travers le monde une classe d'hommes particulière ; ceux-là, de diriger une œuvre, ou de faire briller une vertu. Parmi toutes ces étoiles, si nombreuses et si variées, il en est une à qui Dieu a dit : "Je t'ai placée sous le regard des peuples et sous la voûte des temples pour être le phare lumineux et di- recteur de la jeunesse. Ta clarté bienfaisante éclairera son esprit, tes chauds et purs rayons féconderont son cœur. Va, brille sur le monde, et que jamais l'éclat qui est si vif en toi ne pâlisse, ni ne s'éteigne. " Cette étoile, mes Frères, cet astre protecteur l. 1 Cor., xv, 41. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 85 alluma au-dessus de nos têtes, vous l'avez reconnu. Votre foi a deviné ce jeune homme dont le nom, si cher aux cœurs catholiques, est synonyme de grâce, de pureté, de candeur, de charité, d'in- nocence ; vous avez nommé Louis de Gonzague. Depuis trois cents ans déjà, flambeau ardent et mystique, suspendu comme une lampe dans le sanctuaire des âmes, il répand ses feux divins, et il projette partout sur le monde, notamment sur la jeunesse des séminaires et des collèges, le reflet merveilleux de ses vertus et de sa vie. En ces jours, qui marquent dans l'histoire le troisième centenaire de son trépas glorieux, l'Eglise, semble-t-il, ne pouvait s'abstenir de commémo- rer par de publics hommages un nom si grand et si pur. Le Souverain Pontife lui-même, dans une lettre touchante, a voulu tracer le programme de ces fêtes religieuses, et consacrer par de ri- ches faveurs de si édifiantes solennités. Ces faveurs et les grâces dont elles sont le gage, vous les demandez chaque jour avec un pieux empressement aux exercices de ce tri- duum ; vous les puisez, pleins de confiance, dans la dévotion et la prière ; vous les cherchez encore dans la méditation et le souvenir des vertus admirables de saint Louis. Je crois répondre aux désirs et à la piété de vos cœurs en venant avec vous, ce soir, considérer Louis de Gonzague sous le double aspect que 86 DISCOURS ET ALLOCUTIONS nous offre l'étude intime de sa vie. Vous le faire voir d'abord dans ses rapports avec Dieu et comme chef-d'œuvre de la grâce ; vous le mon- trer ensuite dans ses rapports avec nous et comme parfait modèle de la jeunesse catholique, tel sera l'objet de ce modeste éloge. Il y a, mes Frères, chez l'artiste, de ces heures rapides et fuyantes où soudain son front s'illu- mine d'ineffables clartés, et où son œil inspiré s'allume et jette des flammes. Puissants éclairs de génie, ces conceptions et ces visions s'impri- ment sur le marbre, sur le papier, ou la toile, en des traces immortelles qui font la gloire de l'homme et l'admiration des siècles. Ainsi en est-il, sans doute, des artistes créés. Et vraiment ne peut-on pas dire que cette loi générale de l'inspiration humaine s'applique éga- lement, dans une certaine mesure, aux œuvres plus parfaites de l'Artiste incréé ? — Oui, dans l'ordre de la grâce, comme dans celui de la na- ture, il semble que la main divine ait, à de cer- taines heures, des touches plus heureuses, et qu'elle y donne, avec un art que rien ne saurait imiter, de plus brillants coups de pinceau. C'est alors que Dieu fait les saints ; et c'est surtout à l'une de ces heures que nous devons rapporter DISCOURS ET ALLOCUTIONS 87 Tidée et l'action formatrice du bienheureux Louis, prodige de vertu précoce et chef-d'œuvre de la grâce divine. Pour se rendre bien compte d'une perfection si rare et d'un mérite si singulier, il importe d'observer que trois phases principales marquent ordinairement la marche et la vie des âmes que Dieu, dans sa providence, destine aux gloires de la sainteté. C'est d'abord un état de piété tendre et naïve, une vertu sans obstacle et, en quelque sorte, naturelle ; puis à ces premiers dons succèdent les combats, les contradictions, les épreuves; puis enfin, l'âme affermie par les tempêtes elles-mêmes, comblée de faveurs nou- velles et de dons plus précieux, entre dans une douce et permanente union avec son créateur. Nous avons là, en trois mots, l'histoire de Louis de Gonzague. Baptisé dès l'aurore d'une vie à peine éclose, il n'a pas encore vu le jour que déjà son âme purifiée s'étale comme une fleur sous les rayons du soleil divin. Dieu s'en est emparé. Il l'a im- prégnée de son souffle et comme baignée de sa grâce ; et Louis n'ouvre aux premières pensées et aux premiers désirs son esprit et son cœur que pour connaître et chérir son bienfaiteur suprême. A un âge où d'autres ne montrent que des pen- chants puérils et de frivoles caprices, quelle gra- vité de mœurs et quelle maturité de vertu ! 88 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Poussé secrètement par une force intérieure, par Y instinct des âmes d'élite, tantôt il se retire dans un coin du château où il pourra prier libre- ment ; tantôt, on le voit courir, les mains chargées d'aumônes, vers les pauvres de Jésus-Christ dont la misère l'émeut et dont il aspire à sécher les pleurs. Louis n'est pas seulement un enfant qui étonne ; c'est déjà un saint qu'on admire. Suivons-le de Châtillon, sa ville natale, à Flo- rence où son père le conduit, pour lui faire com- mencer ses études. Dans le travail pieux, et dans l'ardeur des premiers efforts, l'esprit du jeune écolier sent bientôt poindre ses ailes, et devant lui surgissent des lumières où il s'élance avec amour et dont l'éclat témoigne de la vigueur pénétrante et intuitive de son talent. Louis brille au premier rang parmi ses condisciples. Mais l'objet de son ambition, et le but de ses visées juvéniles, ce n'est pas tant la science et les jouissances de l'étude que la beauté d'un cœur inviolé. Les historiens rapportent qu'un jour l'angé- lique enfant, à peine âgé de dix ans, cédant tout à la fois à un appel du ciel et à un besoin de son âme, alla s'agenouiller devant une image célè- bre de Marie Immaculée, et que là, s'offrant à Dieu sur l'autel des immolations généreuses, après d'ardentes prières et de mûres réflexions, DISCOURS ET ALLOCUTIONS 89 il fit vœu de chasteté perpétuelle. Dès lors, ajoute-t-on (et c'est le sentiment du cardinal Bellarmin, confesseur de saint Louis), la grâce prit un tel empire sur ses chairs virginales que pas un instinct coupable, pas même une pensée dangereuse, n'osa jamais violer le chaste sanc- tuaire dédié à la Reine des anges. Ce qu'avait été Louis de Gonzague dans la cité de Florence, il le fut dans les autres villes où, tour à tour, il dut habiter avec le marquis son père. Partout la même piété, le même esprit de prière, la même ardeur au travail, le même recueillement. Le très saint et très savant car- dinal Borromée, archevêque de Milan, ayant fait à Châtillon la rencontre du pieux jeune hom- me, s'empressa de lui demander s'il avait eu le bonheur de recevoir, pour la première fois, la divine Eucharistie. Sur sa réponse négative1, il l'exhorta à s'y préparer. Et, quelques jours après, un spectacle sublime se déroulait sous les yeux du peuple : le plus illustre prélat de l'Eglise au seizième siècle donnait de sa propre main, et avec une joie émue, la première communion à l'enfant le plus pur et le plus affamé de Dieu qui ait jamais pris place au banquet de l'Agneau. 1. La coutume de cette époque, en ce qui regarde la commu- nion des enfants, n'était malheureusement pas celle que nous voyons fleurir aujourd'hui. 90 DISCOURS ET ALLOCUTIONS A partir de ce moment, la grâce dont le jeune Louis était déjà tout rempli, parut se refléter avec un nouvel éclat sur ses traits et dans toute sa conduite. — Qu'il est beau de le voir, au mi- lieu des splendeurs du siècle, tantôt en Italie, et tantôt en Espagne, à la cour de Philippe II, garder partout cette modestie et cette réserve dont sa vertu s'enveloppe comme d'un voile protecteur ! Vainement, le tableau des pompes et des beautés mondaines s'offre-t-il à ses yeux ; vainement, le bruit joyeux des fêtes retentissantes monte-t-il à ses oreilles : Louis ne voit rien, Louis n'entend rien. Son cœur, fermé au monde, saisi et comme tourmenté d'un irrésistible besoin d'idéal, soupire secrètement après bien d'autres fêtes ; et bien d'autres séductions captivent déjà son regard. Quand une fois la beauté divine s'est montrée à une âme, et quand elle lui a révélé ses mystères et ses attraits, rien ne saurait contenir les élans de cette âme, aucun lien ne saurait suspendre ni ralentir l'essor qui l'emporte vers les hauteurs et vers Dieu. Depuis longtemps, Louis de Gonzague nour- rissait en sa pensée un héroïque projet. Et c'est pour en assurer la prompte réalisation qu'il se livrait chaque jour aux plus austères pratiques de la pénitence chrétienne. Abstinences rigou- reuses, prières prolongées, oraisons, méditations, DISCOURS ET ALLOCUTIONS 91 macérations, rien n'était omis de ce qui pouvait, ce semble, faire agréer du ciel son désir si ardent de renoncer au monde et de vivre désormais sous l'habit religieux. Mais la vertu n'est belle qu'à la condition d'être forte. Et elle n'affirme sa force qu'en luttant contre les obstacles et en triomphant courageu- sement des oppositions et des menaces. Non coronatur nisi qui légitime certaverit1. La vertu de Louis de Gonzague fut soumise à une rude épreuve. A peine le marquis, son père, connut-il son projet de se faire religieux, qu'il entra dans une colère difficile à décrire. Don Ferrand (c'était son nom) était surtout homme de guerre, prisant les avantages de ce monde, et incapable d'ap- précier l'utilité supérieure d'une vie toute con- sacrée à Dieu. Ce qu'il ambitionnait pour l'aîné de ses fils, c'était la gloire terrestre, les biens de la fortune et les honneurs militaires. Pouvait-il, dans ces sentiments, consentir à voir cet enfant, l'héritier de son nom et l'orgueil de sa famille, briser toutes ces espérances et aller enfouir dans l'oubli une existence si chère ? N'écoutant que cette voix du sang, il essaya tous les moyens de changer le cœur de Louis ; et, pendant deux années entières, un refus obstiné, tour à tour 1. 2 Tim.t il, 5. 92 DISCOURS ET ALLOCUTIONS accompagné de menaces ou soutenu par d'allé- chantes promesses, fut opposé à toutes les de- mandes du noble et saint aspirant. Mais ni force ni douceur, ni promesses ni colères ne purent ébranler l'âme de l'héroïque jeune homme. De guerre lasse, le père céda ; et Louis, ayant obtenu l'assentiment tant désiré, renonça sans regrets à ses droits patrimoniaux, et se mit en route pour Rome. Le prisonnier qui franchit le seuil de son cachot, l'exilé qui, après une lon- gue et douloureuse absence, revoit enfin le ciel de sa patrie, n'éprouvent pas plus de joie que n'en ressentit Louis de Gonzague en échangeant les plaisirs du siècle pour une humble et obscure cellule dans la Compagnie de Jésus. Son âme soustraite à tous les dangers du monde, et affran- chie de toutes les entraves, jouissait de la pléni- tude de sa liberté. Elle nageait sans contrainte dans les eaux les plus pures de la grâce et dans l'océan des joies surabondantes et divines. Qui dira, en effet, les faveurs innombrables par lesquelles Dieu, après l'avoir si fortement éprouvé, s'empressa de récompenser le courage de notre jeune saint ? Imaginez, mes Frères, les bienfaits les plus si- gnalés ; comptez, si vous le pouvez, tous les dons les plus insignes et toutes les grâces les plus ef- ficaces qui puissent se donner rendez-vous dans un cœur de vingt ans, et le cœur du bienheureux DISCOURS ET ALLOCUTIONS 93 Louis sera assez grand pour les contenir. Quand on examine de près cette vie vraiment prodi- gieuse, quand on s'arrête à considérer, dans un âge où l'éveil et le tressaillement des passions déchaînent tant d'orages, cette pureté de mœurs digne des anges eux-mêmes, ces mouvements de foi et ces élans de piété qui soulevaient tout son être, ce calme, cette douceur, cette humilité, cette obéissance, ce don précieux d'oraison par lequel il se dérobait à tous les bruits de la terre, cet amour intense du prochain, cette soif et cette passion de la charité et du dévouement qui l'at- tachait aux pauvres et qui lui fit contracter dans un asile de pestiférés la maladie dont il mourut, on ne peut retenir un cri d'admiration. Et ce cri qui s'échappe spontanément de nos lèvres, c'est que Louis de Gonzague est une merveille de Dieu, un chef-d'œuvre de la sagesse et de la puissance divine. II Mais Dieu, en façonnant une œuvre si par- faite, n'avait pas seulement en vue l'avantage et le salut personnel de saint Louis. Il voulait que cette âme et cette vie si lumineuse rayonnât comme un astre dans toute la suite des siècles, et qu'elle servît de modèle à tous les catholi- ques sans doute, mais surtout aux jeunes gens. 94 DISCOURS ET ALLOCUTIONS S'il est un âge, en effet, dans lequel tout chrétien éprouve davantage le besoin d'un guide, d'un type de vertu dont les beautés le frappent et dont les exemples l'entraînent, c'est bien celui où l'âme, impressionnable et tendre, et sensible aux attraits du bien comme aux séductions du vice, semble chercher près d'elle un idéal qu'elle aime, qu'elle admire, qu'elle imite, comme l'ar- tiste imite l'idéal que son esprit a conçu. Arti- san de ses destinées, de ses mérites et de ses œuvres, l'homme fera bien ou mal ce grand tra- vail de sa vie, selon la nature du modèle qu'il aura eu de bonne heure sous les yeux. Or, jamais modèle plus beau et jamais idéal plus vrai ne fut proposé à la jeunesse, — à la jeunesse des académies, des séminaires et des collèges, — que l'angélique Louis de Gonzague. Louis de Gonzague, mes Frères, avait reçu du ciel une intelligence prompte et facile, qui, au seuil de l'adolescence, se jouait et se plaisait dans les questions les plus abstraites. C'est ainsi qu'à quinze ans, en revenant d'Espagne, notre saint, étant passé par l'université d'Alcala, y prit part à une soutenance sur les forces de la raison en rapport avec la connaissance du mystère de la Trinité, et qu'il étonna tous les auditeurs par l'étendue de sa science et les ressources de sa parole. Cependant, — et c'est là un point sur lequel je désire attirer l'attention de mes jeunes DISCOURS ET ALLOCUTIONS 95 amis, — jamais cet esprit d'élite ne se crut dis- pensé de la grande loi du travail. Il était con- vaincu, comme nous, qu'une application sérieuse it un travail opiniâtre, est la seule garantie na- turelle des vrais et solides succès ; que le talent insoucieux de l'effort n'y saurait suppléer ; et que toute connaissance acquise sans labeur réfléchi, ressemble à ces nuages légers et à ces vapeurs matinales que le moindre souffle dissipe. Non seulement saint Louis travaillait avec irdeur, mais il savait et il voulait orienter ses îtudes selon les règles très sages qui lui étaient tracées par ses maîtres. Un jour, à la cour d'Es- >agne, quelqu'un, pour l'initier aux mondanités littéraires, lui ayant remis un roman, le jeune Lomme se hâta de jeter le livre aux flammes, •egardant comme perdu le temps que l'esprit ;onsacre à ces lectures frivoles et trop souvent langereuses. Notre saint estimait la science ; il estimait )ien davantage la piété et la vertu. Et c'est >rincipalement à ce dernier point de vue qu'il îouvient de mettre en relief les traits si admirâ- mes de cette âme généreuse. Un artiste, voulant peindre dans son austère >eauté la vertu de saint Louis, nous l'a repré- sentée sous la forme d'une croix, faite de tiges le lis enlacées les unes dans les autres, comme à cette divine fleur n'eût pu s'épanouir qu'à 96 DISCOURS ET ALLOCUTIONS l'ombre du signe sacré de notre Rédemption. L'idée est belle et juste. Rien n'exprime, en effet, d'une manière plus caractéristique la sainteté de Louis de Gonzague que ces deux mots, en ap- parence, opposés et incompatibles : innocence et pénitence. D'une pureté sans tache, et d'une candeur sans ombre, notre saint s'est montré, dans tout le cours de sa vie, l'émule des plus grands et des plus rigides anachorètes. Qui, d'abord, n'admirerait la vigilance dont il fit preuve dans la garde fidèle de ses sens et dans la fuite prévoyante des moindres occasions de péché ? Il est vrai que Louis de Gonzague, même au milieu du monde et des dangers de la cour, semblait, comme par nature, insensible aux provocations du mal. Croyait-il, pour cela, pouvoir braver le péril et s'écarter impunément des règles de la prudence ? A Dieu ne plaise ! il savait trop bien jusqu'à quel point la vertu est faible, et comment les arbres les plus forts, et les chênes les plus robustes, et les cèdres les plus élevés, tombent déracinés sous l'effort de la tempête ; et voilà pourquoi sa conscience, d'une délicatesse exquise, lui faisait éviter jusqu'à l'ombre même d'une faute. Non content de ces précautions, saint Louis y ajoutait d'affreuses austérités dont la seule pensée nous effraie. Voyez-le, dès sa prime jeunesse, soutenir, sans se rebuter, les rigueurs accablantes DISCOURS ET ALLOCUTIONS 97 l'un jeûne au pain et à l'eau. La souffrance lui est une joie ; et il s'étudie et il s'ingénie à en provoquer l'âpre plaisir. Voyez-le tourmenter ïes chairs si chastes et les livrer à la morsure des cilices ; son corps en est meurtri et tenaillé jusqu'au sang. Le temps que les autres consa- crent aux douceurs du repos, lui, innocente vic- time, il l'emploie, près de son lit, à l'oraison et à la prière, jusqu'à ce qu'enfin, épuisé de fatigues, il s'affaisse sur la pierre froide et nue, et s'endorme d'un sommeil ingrat et aussi pénible que les veilles elles-mêmes. Noble et généreux saint, pourquoi donc tant de pénitences ? Pourquoi ces jeûnes, ces cilices, ;es macérations cruelles ? pourquoi ces durs :raitements infligés à votre corps virginal ? — Pour prévenir, dites-vous, les atteintes de la chair it les surprises du démon. Mais une nature ré- glée comme la vôtre, docile et assujettie aux dictées de la raison et aux inspirations de la grâce, offrait-elle tant de périls ? — Peut-être pour expier et venger de prétendues fautes échappées à vos lè- vres dès l'âge de cinq ans. Mais de simples vétilles, et deux paroles un peu libres répétées sans malice à cet âge inconscient, demandaient-elles vraiment une peine si sévère et une réparation si sanglante ? Ah ! je comprends, mes Frères, et je m'expli- que maintenant le mystère de cette vie, aussi austère qu'elle fut chaste, aussi pénitente qu'elle 7 98 DISCOURS ET ALLOCUTIONS fut pure. Saint Louis de Gonzague aimait : il aimait de toute son âme le grand martyr du Calvaire, la Victime adorable sacrifiée pour le salut du monde. Il l'aimait ; et l'amour effectif et sincère est un principe qui unit les cœurs, et une force qui élève les courages. Voyant son divin Sauveur, le plus innocent des hommes, suspendu à une croix, il n'eût pu être heureux, il n'eût pu savourer en paix son bonheur sans souffrir lui-même et sans se crucifier, victime volontaire de son dévouement et de son amour. Une autre raison encore, — et non la moins importante, — m'explique tant d'austérités chez un jeune homme si pur. Dieu qui avait for- mé ce chef-d'œuvre de la grâce, le destinait dès lors à être l'immortel patron de la jeunesse catholique. Il voulait que, dans tous les siècles, les générations grandissantes eussent en sa per- sonne un maître et un modèle, un protecteur et un guide. Aussi devons-nous croire que, quand Louis de Gonzague alliait à une si haute vertu de si rudes pénitences, il agissait sous l'influence de l'Esprit Saint lui-même ; que cet Esprit voulait nous apprendre combien il est nécessaire de mor- tifier son corps et de dompter ses sens ; que la fleur de la chasteté est bien la plus belle des fleurs, mais que, pareille aux roses, elle ne croît et ne s'épanouit que sur une tige hérissée d'épines. Tels sont les enseignements donnés par Louis de DISCOURS ET ALLOCUTIONS 99 Gonzague aux jeunes gens de tout âge, de toute con- dition, et de tout pays ; et tels sont en même temps, résumés en un pâle discours, ses titres irrécusables au culte et à l'amour reconnaissant des peuples. Je ne saurais, mes Frères, clore cet humble éloge sans reporter les yeux vers l'auguste cité où, depuis trois cents ans, reposent honorées les cendres de notre jeune patron. Parmi tant de sanctuaires qui ornent la ville de Rome, le plus aimé peut-être et, j'oserai dire, le plus populaire est celui de saint Louis. Que ne sommes-nous présents dans la belle et reli- gieuse église de Saint-Ignace où l'on garde les restes du Saint, pour célébrer avec Rome entière les fêtes de ce troisième centenaire ! Nous eus- sions vu, dès l'aurore de ces fêtes grandioses, des milliers d'étudiants de tout âge et de toute nation courir à flots pressés vers l'autel de saint Louis, s'agenouiller émus auprès de son tombeau, puis bientôt envahir les chambres contiguës, consa- crées par la mémoire de l'angélique jeune homme. Oh î quels parfums suaves semblent s'exhaler encore de ces lieux vénérés ! Ici, Louis de Gon- zague, le plus parfait novice de la Compagnie de Jésus, étudiait en la commentant la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin1. Là, cette 1. On a conservé, et l'on expose à la pieuse curiosité des fidèles, les manuscrits mêmes du saint. B1BLIOTHECA 100 DISCOURS ET ALLOCUTIONS âme fervente, libre de tout lien terrestre, épan- chait dans le sein de Dieu, et en des extases su- blimes, les brûlantes effusions de son espérance et de son amour. Voici l'humble cellule, témoin de ses pénitences ; voici le froid pavé sur lequel, noble rejeton d'une des plus grandes familles, il aimait à passer les nuits, et qu'il allait même parfois jusqu'à rougir de son sang. C'est de ce lieu enfin que, sur l'appel de son créateur, cet ange de la terre, âgé de vingt-trois ans, prit son vol vers les sacrés parvis où l'attendait, impatiente et joyeuse, l'armée des anges du ciel. En présence de tels souvenirs, qui ne ressen- tirait l'émotion la plus profonde, et qui ne lèverait respectueusement son regard vers la Source de tant de noblesse et vers le Principe de tant de grandeur ? Grand saint et puissant patron, ô vous que l'Eglise entière honore, en ces jours bénis, par de longues et pieuses et solennelles manifes- tations, nous n'avons pas sans doute le bonheur ieu. C'est l'assistance de l'Esprit divin pro- dse par Notre-Seigneur, et descendue en jets le flamme sur le chef et sur tous les membres lu collège apostolique, et transmise de siècle m siècle à tous leurs successeurs. Cette assis- tance, d'abord, couvre sans doute et surtout le 1. Sap., xiv, 3. 106 DISCOURS ET ALLOCUTIONS domaine intellectuel des dogmes et de la morale ; mais, selon le sentiment très commun des théolo- giens, elle n'est pas, non plus, sans atteindre les ma- tières les plus graves et les actes les plus essentiels du gouvernement ecclésiastique. Parmi ces actes, on peut compter, à des degrés divers, la création de nouvelles Eglises et, par suite, le choix des Evêques préposés à leur direction et à leur développement. Si l'on étudie depuis l'origine l'Eglise canadienne, on constate avec bonheur dans quelle large mesure ces principes et ces influences ont présidé à sa formation, à sa conservation et à ses progrès. Trois phases nettement distinctes se déta- chent sur le fond de notre histoire religieuse : d'abord, la fondation et l'organisation de l'Eglise en ce pays ; puis, après un siècle, et nonobstant les orages qui vinrent l'assaillir, sa vigueur merveilleuse et l' officielle garantie de sa survi- vance ; enfin, en des temps plus proches, ses progrès plus accentués et son développement plus complet. Trois noms aussi, rayonnant comme des phares, marquent et illuminent d'un éclat particulier chacune de ces trois époques : le vénérable François de Montmorency-Laval, l'il- lustre Joseph-Octave Plessis, et l'éminentissime Cardinal vers lequel se tournent ce matin tous les regards et tous les cœurs. Arrêtons-nous un instant devant chacune de ces gloires. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 107 I le plan de l'Eglise générale, est un fait d'une im- portance souveraine. De même qu'un édifice tire de ses assises la solidité, et l'ampleur, et même les formes dominantes qui le caractérisent ; ainsi chacune des Eglises nouvellement établies puise dans les premières pierres sur lesquelles lie repose le secret de sa force, de sa stabilité et de sa grandeur. Pour enfoncer dans le sol ces bases fermes et sûres, et pour construire sur ces fondements un édifice solide et durable, il faut un homme dont l'intelligence aussi vaste que féconde embrasse, pour ainsi dire, tous les temps ; qui étreigne le présent, et pressente l'avenir ; dont le zèle ardent et pur, constant t infatigable, ne refuse aucune tâche et ne re- ule devant aucun obstacle dans l'œuvre de la conversion des âmes et de la formation des peu- ples : il faut, dis-je, un esprit véritablement supérieur, uni à un cœur d'apôtre. Tel fut François de Laval, premier évêque de Québec, et fondateur de l'Eglise catholique au Canada. La sagesse et l'intelligence de Mgr de Laval e révèlent tout d'abord dans le soin spécial u'il prit de soustraire son Église naissante aux funestes influences de l'erreur gallicane, et de 108 DISCOURS ET ALLOCUTIONS greffer cet humble rameau sur le tronc immortel de l'Eglise romaine elle-même. Ne pouvait-il pas, ce prélat désigné par le Roi et agréé de la Cour, dans un siècle où tout proclamait la gloire incontestée du plus puissant des monarques, ne pouvait-il pas suivre les idées courantes et faire de son Eglise une vassale de l'Eglise de France ? S'il le pouvait, mes Frères, il ne le voulut pas. Il comprit que Rome seule ayant les promesses de l'infaillibilité, vers Rome doivent se tourner tous les peuples et toutes les Eglises ; que de Rome doit nous venir l'expression de la vraie doctrine ; que transmettre aux nations les en- seignements de Rome, c'est leur transmettre la lumière, la vérité et la vie. Cet esprit de sagesse et de haute prévoyance se révèle également dans les luttes soutenues par le vaillant évêque contre les gouverneurs. On débattait une question vitale. Il s'agissait de maintenir dans leur intégrité les droits sacrés de l'Eglise, d'affirmer et de faire reconnaître l'in- dépendance du pouvoir religieux vis-à-vis de la puissance civile ; il fallait faire de ce principe l'une des lois organiques de notre société, et en pénétrer profondément l'âme et la conscience du peuple. — Maintenant que cette idée, si hautement défendue par le père de l'Eglise canadienne, a traversé les siècles, et qu'elle do- mine et régit, en bonne partie du moins, les rap- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 109 ports établis chez nous entre l'Eglise et l'Etat, avec quel sentiment de religieuse gratitude ne doit-on pas bénir la mémoire de celui qui, au prix de tant de soucis, assura à notre pays cette >ase de son droit public et ce gage primordial le sa paix et de sa grandeur ! Vous parlerai-je, mes Frères, des autres qua- lités que la divine Providence avait départies Mgr de Laval, et que lui-même sut mettre en si >uissant relief dans l'œuvre de fondation qu'on lui avait confiée ? Qui de vous, en étudiant sa vie si remplie et >a carrière si féconde, n'a souvent admiré son grand talent d'organisation, et ce génie pratique, laborieux et industrieux, qui traça avec tant d'assurance les routes de l'avenir ? Qui surtout n'a admiré son courage indomptable, sa fermeté ;alme et tenace, sa foi et sa patience héroïques, ;t cette brûlante et agissante charité qui en ont fait le missionnaire le plus dévoué de la Nou- velle-France ? Ce n'était pas tout de fonder 5ur ces plages le royaume de Jésus-Christ ; il fallait lui gagner des âmes. A l'exemple des pre- riers pasteurs de peuples et des premiers se- Leurs d'évangile, Mgr de Laval fut apôtre. 1 connut toutes les croix, et il brava toutes les fatigues, tous les périls de l'apostolat ; mais tussi il en recueillit les gloires. Il eut, avant de mourir, la joie de voir cette 110 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Eglise qu'il avait tant aimée, et à laquelle il avait voué le meilleur de ses talents et Y effort généreux de sa vie, assise et affermie sur le dou- ble fondement d'une foi incorruptible et de la plus pure morale. Et, malgré tes amertumes dont cette joie fut mêlée, il put d'un dernier re- gard contempler les développements de cette œuvre sortie de son cœur et édifiée de ses mains, et qui passait, pleine de promesses, dans les mains d'un autre pasteur. Un tel héritage ne pouvait périr. Légué sous de tels auspices, et par un évêque dont le nom, après avoir reçu la consécration de l'histoire, re- cevra bientôt sans doute l'hommage définitif de l'Eglise, il devait subsister. Et, en effet, tant que dura la domination française, l'Eglise du Canada, lentement, continûment, fit de solides progrès, se dilatant d'année en année, et s'enrichissant des fruits merveilleux de l'ac- tion de ses prêtres, de ses religieux, de ses vierges, et du zèle des hommes vertueux nommés successivement au siège épiscopal de Québec. II Cependant les œuvres de Dieu ont besoin de l'épreuve, soit pour qu'elles se dépouillent de formes imparfaites et d'éléments trop humains, DISCOURS ET ALLOCUTIONS 111 soit pour qu'éclatent en elles, d'une façon plus visible, les effets d'une faveur spéciale et les grâces de la protection divine. Le peuple et l'Eglise du Canada traversèrent une crise terrible, et une période de luttes, la plus sombre et la plus tourmentée de notre his- toire. Le jour où la patrie en deuil vit le drapeau français replier ses ailes meurtries et s'éloigner tristement de nos murs, quel moment tragique pour elle, et quelle heure angoissante pour ses chefs ! Ses habitants décimés ; ses officiers tombés, ou repartis pour la France ; sa langue, sa religion, ses institutions, menacées par un vainqueur superbe, et soucieux de consolider, par tous les moyens possibles, la conquête de ses armes et le règne de ses ambitions : tout semblait conspirer contre nos plus chers inté- rêts, et mettre gravement en péril notre existence elle-même. L'épreuve était cruelle, redoutable. Mais le ciel veillait sur nous. Et, grâce à cette Providence qui brise toutes les entraves et suscite tous les concours, l'Eglise canadienne, faisant face au péril, s'est sentie renaître plus forte et plus vigoureuse. Et ce triomphe, elle le doit, après le secours de Dieu, à son clergé pieux et fidèle, et à ses pasteurs vaillants, éclairés et dévoués. Elle le doit spécialement à un homme dont la physionomie personnifie dans l'histoire le cou- rage magnanime et l'invincible fermeté, joints 112 DISCOURS ET ALLOCUTIONS à l'habileté, à la modération et à la sagesse. Mgr de Laval avait fondé l'Eglise canadienne ; on peut dire, en un sens très vrai, que Mgr Plessis l'a sauvée. Disciple de Mgr Briand, et formé de bonne heure à l'école de ce digne évêque, tout plein lui-même de la suprême pensée de son prédé- cesseur, et qui eut le premier l'honneur de tra- vailler à la restauration religieuse de notre pays1, le jeune Plessis put apprendre combien une sage prudence, évitant avec un égal soin l'emporte- ment aveugle et les timides faiblesses, est puis- sante sur le cœur des hommes. Muni de cette vertu, l'intrépide prélat canadien prit d'une main énergique la défense de nos droits et con- sacra toute son influence, soit d'abord comme coadjuteur, soit ensuite comme évêque titulai- re, à cette œuvre capitale : l'affermissement 1. Si nous ne mentionnons ici qu'en passant Mgr Briand, ce n'est pas que nous méconnaissions son œuvre remarquable et féconde : œuvre de reconstruction matérielle ; œuvre de pré- servation hiérarchique et d'influence morale. Mais nous ne pou- vons nous défendre de placer au-dessus de cette œuvre celle de Mgr Plessis, supérieur, osons-nous croire, par l'intelligence et l'ampleur d'action, et qui, au milieu de difficultés spéciales, et ayant à déjouer les menées d'un fanatisme influent et retors, remporta des succès décisifs, et réussit, chose essentielle pour nous, à affermir sur des bases légales et officielles la liberté religieuse en notre pays. C'est sur ces bases que l'Eglise canadienne s'est si magnifiquement développée depuis. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 113 légal de l'Eglise et de la liberté religieuse. Pour bien comprendre, mes Frères, les dif- ficultés d'une telle entreprise, il convient de se rappeler qu'à cette époque où l'Angleterre entre- tenait encore, vis-à-vis des catholiques, les plus étranges préjugés, un double obstacle se dres- Bait devant nous : la différence de race, et la diversité de religion. Sans doute, les actes de cession et de capitulation du pays renfermaient des clauses favorables à nos droits ; mais le droit peut-il quelque chose, lorsque la force le domine ? Sans doute encore, Mgr Briand, dont le mérite fut grand, avait obtenu pour l'Eglise d'importantes concessions et une situation de fait qui ouvrait d'heureuses perspectives. Mais le fanatisme remué et ravivé s'en inquiétait, et menait contre nous dans les sphères dirigeantes une active et perfide campagne. Comment fléchir un ennemi si fier, si défiant, et si prévenu contre tout ce qui était français, et contre ce qu'on appelait avec mépris le " papisme " ? Un autre moins habile, moins constant, et moins per- spicace, eût échoué dans la lutte : l'illustre Plessis triompha. Il triompha d'abord par son prestige personnel, son tact, ses bons procédés ; il triompha, de plus, par la force et l'ascendant irrésistible de la vérité, et par l'art et l'éloquence avec lesquels il sut montrer comment la foi ro- maine, en exigeant de ceux qui la professent 8 114 DISCOURS ET ALLOCUTIONS une soumission loyale aux pouvoirs établis, forme le meilleur appui de l'Angleterre en cette colonie. C'était prendre à l'ennemi ses armes. En l'année 1815, l'Evêque catholique de Québec fut officiellement reconnu ; et on l'appela, peu de temps après, à l'honneur de siéger dans les conseils de la nation1. Plus tard, son territoire qui s'étendait alors de l'Atlantique au Pacifique, trop vaste pour être l'objet d'une même admi- nistration, put être partagé en plusieurs sections distinctes. L'éducation dont les protestants avaient voulu s'emparer, garda son droit et ses maîtres, et fut poussée avec vigueur. Bref, l'Egli- se était libre et usait légalement de ses pouvoirs et de sa liberté. Je ne rappellerai pas ce que rirent tour à tour les successeurs de Mgr Plessis pour achever d'a- battre les nombreux préjugés répandus contre nous, et pour donner au catholicisme une place de plus en plus large sous le ciel de notre patrie. Il me faut être court, et ces faits plus rappro- chés de nous semblent du reste suffisamment connus. Cinquante années d'efforts et d'essais progressifs nous conduisent à la troisième et à la plus brillante période de notre histoire religieuse. 1. En 1817, Mgr Plessis fut nommé Conseiller législatif. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 115 III Le jeune arbre planté sur les rives du Saint- Laurent par Mgr de Laval, avait poussé de fortes racines. Assailli tout-à-coup par une violente tempête et sur le point d'être arraché du sol, nous avons vu qu'il trouva dans le zèle d'évê- ques intrépides un appui efficace et sauveur. Grandi et ramifié en des végétations puissantes, il nous offre maintenant le spectacle de sa croissance robuste et de son épanouissement glorieux. Dieu, mes Frères, proportionne les secours aux besoins, et la valeur des hommes aux exi- gences des temps. Autre chose est de fonder ; autre chose, de conjurer un danger immédiat ; autre chose, d'accroître, d'orner, de perfectionner. Pour présider de nos jours, et entre tant de pré- lats très dignes, aux destinées de l'Eglise mère de tant d'autres Eglises, il ne fallait ni un apôtre dans le sens formel du mot, ni un lutteur, ni un diplomate, mais un esprit et une âme d'élite, réunissant, comme en un faisceau, les plus précieuses qualités intellectuelles et morales. Il fallait un homme de science ayant puisé longuement aux sources les plus pures de la théo- logie et du droit, et capable d'imprimer dans les 116 DISCOURS ET ALLOCUTIONS sphères intellectuelles un salutaire élan. Il fallait un homme d'expérience, au commerce simple et facile, expert, actif, patient, désintéressé. Il fallait une intelligence sereine et élevée, clair- voyante et modératrice, alliant au souci des nobles progrès une fidélité inviolable aux tradi- tions les plus vénérées, d'un jugement assez sûr pour démêler et comprendre tous nos besoins sociaux et d'une trempe assez solide pour ne rien sacrifier des droits immuables de l'Eglise. Il fallait enfin, et ce n'est pas la moindre con- dition, une âme toute pénétrée de l'esprit de Jésus-Christ, d'une foi lumineuse et vive, d'une charité humble et ardente, d'une droiture recon- nue, pouvant offrir au peuple l'exemple qui édifie et faire fleurir partout, dans le champ béni du Seigneur, les œuvres et les vertus chrétiennes. Cet homme, ce savant, cet administrateur habile, cet esprit pondéré, ferme et doux à la fois, ce prêtre et ce pasteur modèle, Dieu nous l'a donné. Ai-je besoin de le nommer ? son nom est sur toutes les lèvres, son éloge dans tous les cœurs. Cinquante années de sacerdoce procla- ment ses vertus ; plus de vingt années, consu- mées dans les travaux d'un épiscopat florissant, ont tressé autour de son front une admirable couronne. Ah ! que n'a-t-il pas fait, cet auguste vieil- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 117 lard, pour le bien de son Eglise et pour celui de toute la société canadienne1 ? Sous son règne, les études classiques, les sciences philosophiques et religieuses, ont pris un essor nouveau ; et c'est en se conformant à sa haute et ferme pensée, qui est la pensée même de Rome, que l'Université Laval adoptait naguère dans ses cours les enseignements si sûrs et les méthodes si remarquables de saint Thomas d'Aquin. Cette jeune institution, dont il fut l'un des fondateurs, et dont il a su remplir avec un égal succès, au travers des phases diverses qui en ont ralenti la marche, les charges de Recteur, de Visiteur et de Chancelier, lui doit en grande partie de s'être maintenue et de pouvoir aujourd'hui, de ses deux sièges de Québec et de Montréal, sous la puissante égide de Rome et de l'épiscopat, tourner avec confiance ses yeux vers l'avenir. Il a secondé de tous ses efforts le mouvement colonisateur ; et ce ne sera pas l'une de ses moindres gloires d'avoir béni de sa main tant de nouvelles églises, d'avoir oint les fondateurs de plusieurs diocèses, et d'avoir assisté, dans notre province, à l'expansion merveilleuse de la vie et 1. L'œuvre considérable attribuée dans ce discours au car- dinal Taschercau, héritier du siège de Mgr de Laval, n'exclut évidemment pas celle qui s'est accomplie par d'autres prélats canadiens d'une façon si hautement utile et si éminemment digne d'éloges. 118 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de la hiérarchie catholique. Que dire de son zèle pour rétablissement ou le soutien des maisons et des familles religieuses ? Que dire du nombre infini de lettres et de mandements émanés de sa plume, et qui sont allés, en tant d'âmes dociles, nourrir la piété, et ranimer le culte de Notre- Seigneur et l'amour de la sainte Eglise ? Que dire de ses directions si sages et si pratiques, qui ont éclairci tant de doutes, et qui ont fixé, sur tant de points obscurs et imprécis, la discipline de ce diocèse et celle d'un très grand nombre de diocèses de ce pays ? Ce qu'a été Léon XIII, ce grand docteur des temps modernes, pour l'Eglise universelle, notre très éminent archevêque semble l'avoir été, sur un théâtre plus restreint, pour l'Eglise du Canada. De tels mérites et de telles œuvres, relevés par un dévouement inaltérable au Saint-Siège, appelaient et justifiaient les honneurs les plus éclatants. Le jour vint où l'Eglise de Québec vit son chef désigné pour les plus hautes dignités et investi solennellement des insignes de la pour- pre romaine. Ce jour-là, un tressaillement courut dans toutes les âmes, et le Canada entier, sans distinction de race ni même de religion, n'eut qu'une voix pour acclamer ce fils illustre entre tous, l'orgueil de notre patrie. Quelques années déjà nou? séparent de ces fêtes. Et, depuis, les fortes pensées et les labeurs DISCOURS ET ALLOCUTIONS 119 ardus ont blanchi cette tête vénérable. Mais sa gloire n'a pas vieilli. Et elle se revêt à nos yeux d'un lustre et d'une grandeur devant les- quels tous les fronts s'inclinent, et que seuls l'éclat du mérite et la majesté de l'âge peuvent donner. Combien de fois, mes Frères, ne vous est-il pas arrivé, par un beau soir d'été, de contempler et d'admirer les superbes couchers de soleil de nos latitudes boréales ! L'astre du jour, sur le point de disparaître, rase longtemps l'horizon ; il baigne de ses feux adoucis les vallées, les lacs, les collines, les montagnes ; il projette au loin ses reflets sur les nuages du ciel, leur donnant une teinte de pourpre ; et son éclat persiste en- core, lorsque déjà d'autres astres, qui lui doivent leur propre lumière, montent au firmament. L'éminentissime cardinal Taschereau laissera dans l'histoire du Canada français et de toute l'A- mérique du Nord un nom célèbre et vénéré. L'auréole de ce nom marquera aux yeux des peuples une ère de progrès et d'épanouissement de la foi ; et, bien loin de s'éteindre ou de pâlir avec les années, elle ira grandissant avec les œuvres elles-mêmes issues de ce règne fécond. C'est pourquoi, en ce jour d'universelle allé- gresse, bénissons Dieu, mes Frères, de ses des- seins miséricordieux et de ses faveurs touchantes à l'égard de notre pays : Exultate Deo adjutori nostro ; jubilate Deo Jacob. 120 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Remercions-le d'avoir conservé à notre esti- me et à notre respect celui dont la parole pèse encore d'un si grand poids dans la balance de nos destinées, mais dont la seule présence serait déjà pour nous un gage d'heureux avenir. Remer- cions-le d'avoir permis qu'en cette fête de ses noces d'or, notre bien-aimé cardinal ait pu voir réunis autour de son trône, comme une couronne de gloire, d'un côté d'éminents prélats dont la pensée s'élève à la hauteur même de la sienne, de l'autre, avec un fils distingué de la vielle France1, de cette France catholique que nous sommes toujours si fiers d'appeler notre mère, les plus hautes personnalités civiles ; puis tant de membres du clergé séculier et régulier, accourus de plu- sieurs diocèses ; puis enfin cette foule de fidèles, si pieuse et si recueillie, et qui représente si dignement toutes les classes du peuple canadien. L'anniversaire que nous célébrons n'est pas seulement la fête de son Eminence l'archevêque de Québec. C'est toute l'Eglise de cette province, et c'est toute l'Eglise de notre pays qui y prend part et qui chante avec nous l'hymne de joie. Et il me semble qu'à la vue de cette France d'Amérique, jadis si dénuée de ressources et aujour- d'hui si prospère, formant le seul groupe catholi- que compact de toutes nos régions, peut-être même 1. L'amiral français M. Abel de Libran. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 121 du monde entier, il me semble qu'à cette vuer et au spectacle de ce qui se déroule en ce moment devant nous, les évoques dont les cendres repo- sent sous les dalles sacrées de nos temples, tres- saillent dans leurs tombes. Il me semble que leurs cœurs glacés, retrouvant un reste de vie, se reprennent à aimer cette Eglise pour laquelle ils surent tant peiner, tant lutter, tant souffrir, et qu'ils s'unissent à vous, révérendissimes pré- lats, à vous surtout éminentissime prince, dans la bénédiction solennelle qui va tomber de vos mains. Bénissez, Eminence, ces prêtres et ces fidèles dont vous êtes le chef honoré et le père tendre- ment dévoué. Bénissez ces communautés, ces institutions, ces œuvres, qui vous sont toujours si chères. Que cette bénédiction de votre cœur généreux franchisse l'enceinte de cette basilique ; qu'elle franchisse les murs de cette cité, et les limites de ce diocèse; et qu'elle aille retomber au loin, comme une rosée bienfaisante, sur le clergé et les fidèles du Canada tout entier ! A votre Eminence, longue vie, quiétude et bonheur ! C'est le vœu de tout un peuple pros- terné à vos pieds ; c'est le souhait, et c'est l'hom- mage que dépose avec respect, sur les plis de votre pourpre, toute la patrie canadienne. CONFERENCE SUR LÉON XIII donnée à l'Université Laval, à l'occasion des noces d'or épiscopales de Sa Sainteté, le 27 février 1893 Eminence1, Mgr le Recteur2, Mesdames, Messieurs, 'Eglise est une armée, la seule vraiment L ^ permanente ; et lorsque dans le tourbillon des choses périssables cette armée voit tomber son chef, sans se laisser abattre par le malheur dont elle est frappée, elle lève les yeux au ciel, 1. Son Eminence le cardinal Elzéar- Alexandre Taschereau, archevêque de Québec, et chancelier de l'Université. 2. Mgr Benjamin Paquet, recteur de l'Université Laval. 124 DISCOURS ET ALLOCUTIONS invoque l'Esprit de conseil et attend, dans le calme d'une invincible assurance, le nouveau Moïse qui la guidera : car elle a les promesses de vie. Pie IX venait de mourir. Martyr glorieux de la foi et de la vérité, du droit et de l'honneur chrétien, il avait pu répéter dans ses derniers moments les paroles de sublime tristesse d'un de ses prédécesseurs : " J'ai aimé la justice et haï l'iniquité : voilà pourquoi je meurs prison- nier ; " et il emportait dans la tombe, avec l'estime, les regrets et l'inconsolable douleur de deux cents millions de catholiques, l'admiration de l'univers entier. Toutes les puissances de l'Europe, en proie aux agitations et aux prévisions les plus diverses, tenaient les yeux fixés sur Rome, sur les cardi- naux, sur le conclave d'où allait bientôt sortir, par un libre suffrage, le successeur du Prince des Apôtres. Qui serait appelé à recueillir le vaste héritage légué par cette dynastie dix-neuf fois séculaire, toujours attaquée et toujours debout ? Où trouver l'homme éminent, capa- ble de ceindre la tiare de l'illustre Pontife dé- funt, de porter et de soutenir sa gloire ; possé- dant assez de sagesse, assez de force, assez de prudence pour conjurer l'orage déchaîné de toutes parts par les suppôts de l'enfer sur l'Eglise et sur le monde ? DISCOURS ET ALLOCUTIONS 125 Pendant que ces questions volaient de bouche en bouche et agitaient tous les esprits, soudain du haut du balcon de la Basilique vaticane, en face de la place de Saint-Pierre, où une immense multitude, inquiète et frémissante, attendait l'issue de l'élection, retentissent ces paroles : " Je vous annonce une joyeuse nouvelle ; nous avons un pape, l'éminentissime et révérendissime Joachim Pecci, cardinal-prêtre, du titre de saint Chryso- gone, qui a pris le nom de Léon XIII. ' En un instant ce nom magique a fait le tour de Rome, et l'écho télégraphique l'a porté et répercuté sur tous les rivages de la terre. Mesdames et Messieurs, la Providence divine, en marquant du sceau des élus le front de Joachim Pecci, cardinal-évêque de Pérouse, venait de donner à l'Eglise l'un de ses plus grands papes, à la chrétienté et au monde l'une des gloires les plus pures, les plus élevées, les plus rayon- nantes qui aient jamais brillé dans l'histoire. Tous les papes sans doute, par cela même qu'ils sont établis pasteurs suprêmes de l'Eglise, par- ticipent aux promesses d'infaillible assistance dont l'Esprit de lumière est la source ; mais, d'un autre côté, tous, nous le savons, n'ont pas reçu du ciel les mêmes talents, les mêmes dons, les mêmes dispositions naturelles. Il y a en eux comme deux éléments parfaitement distincts, le divin et l'humain : par l'un ils se ressemblent, 126 DISCOURS ET ALLOCUTIONS et par l'autre ils diffèrent. Quand Dieu choisît un homme pour lui confier le sceptre des âmes, il joue le rôle de l'artiste dont le talent et l'in- strument font jaillir des entrailles du marbre un Apollon ou un Moïse. Plus ce marbre est riche et pur, plus l'œuvre d'art est belle. De même plus celui que la Providence appelle des rangs du sacré Collège au gouvernement de l'Eglise possède de qualités et d'aptitudes natives, plus aussi on peut espérer que son règne sera bril- lant et fécond. Or, ce qui distingue et caractérise le pape Léon XIII, ce qui parmi tant de nobles et véné- rables figures du pontificat romain fait ressortir d'un éclat particulier cette imposante physiono- mie, c'est l'admirable équilibre de toutes ses facultés, cette unité parfaite, cette harmonie supérieure des forces vives de son âme, c'est ce double rayonnement des deux génies qui résu- ment toute la puissance humaine : le génie de la pensée et le génie de Faction. Léon XIII est à la fois homme de science et homme de lettres, homme de conseil et homme de commandement. Il a le savoir d'un Benoît XIV, la culture d'un Léon X ; à la bonté de Pie IX, il unit la fermeté, l'intrépidité de Grégoire VIL Et s'il me fallait chercher, dans l'histoire de tant de Pontifes, celui dont le caractère, la science et le prestige offrent, dans un ensemble de mé- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 127 rites suréminents, le plus d'analogie avec les dons si rares du Pontife actuel, je nommerais Innocent III, cette gloire du moyen âge, dont l'amour du vrai et du beau, joint à l'amour de >ieu, de l'Eglise et des âmes, éleva la Papauté un si haut degré de puissance et lui valut dans ses relations avec le monde politique ce suprême ascendant sur les pouvoirs terrestres qu'elle n'eut pas toujours dans la suite, mais qu'elle exerce si terveilleusement aujourd'hui. Le premier titre de Léon XIII à l'estime et l'admiration de ses contemporains, c'est, Mes- lames et Messieurs, l'élévation de son esprit, ;ette forte culture intellectuelle qui en fait non >as seulement un lettré, mais surtout un savant. Que faut-il entendre par ce nom, si glorieux en lui-même, mais donné de nos jours, par une con- fusion étrange, aux médiocrités les plus vulgaires ? Suffit-il pour être savant d'avoir su emmagasiner dans les replis de sa mémoire un certain nombre de faits, de pouvoir avec assurance aligner les principales dates, les principaux noms de l'his- toire, ou encore de pouvoir décrire les divers phénomènes, physiques et cosmologiques, que le monde des corps nous présente ? Non, cer- tainement non. Si une pâle érudition se contente 128 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de ces connaissances, la science demande plus. Elle exige que l'intelligence, s'élevant au-dessus des faits recueillis par les sens ou par les annales des peuples, pénètre leurs causes intimes, re- cherche les principes premiers qui régissent l'uni- vers, mette en lumière les lois générales aux- quelles sont soumises d'un côté les forces méca- niques et de l'autre les forces morales. Sans cela, la nature, l'histoire, le genre humain, demeurent livres fermés. Telle est la vraie notion de la science bien com- prise, et tel est aussi le secret de cette puissance intellectuelle qui fait que Léon XIII commande en souverain aux esprits de son siècle, comme docteur de la foi d'abord, mais, de plus, comme champion et interprète fidèle de la raison hu- maine. Les protestants le lisent ; les incrédules le redoutent ; tout l'univers l'admire. C'est qu'il exerce sur tous la suprématie de l'idée. Etudiez, analysez les splendides documents émanés de cette plume féconde : vous y verrez partout la trace d'une intelligence cherchant le pourquoi des choses, interrogeant leur nature, remontant à leurs causes premières et sillonnant, pour les reconnaître, toutes les avenues de la vérité. Quand Léon XIII s'empare d'un sujet, il le domine, il l'enserre, il le subjugue en quelque sorte sous l'étreinte vigoureuse et irrésistible de sa pensée. Ou bien encore cette pensée res- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 12ï* semble à un vaste fleuve, allant prendre sa source au pied des monts les plus reculés, descendant avec calme de ces hauteurs lointaines, s'enri- chissant le long de son cours de rivières tribu- taires, puis roulant à travers la plaine, dans un lit large et profond, ses eaux limpides et pures, principe de fécondité, de prospérité et de vie. Prenons, par exemple, les lettres si célèbres sur l'Eglise et la civilisation, publiées par l'auteur, encore évêque de Pérouse, peu de temps avant 5on accession au trône pontifical. Léon XIII, d'après sa méthode, commence par y définir ;e qu'est la civilisation véritable : il la place lans la mise en œuvre, réglée et harmonieuse, de toutes les forces de l'humanité, forces matérielles, morales et intellectuelles. Puis, partant de ce principe, il démontre avec une logique aussi serrée que persuasive, et à laquelle aucun point n'échap- pe, comment l'Eglise, par ses doctrines si sages mr le travail, sur le repos du dimanche, sur le rôle que tient l'homme au sein de la création, par le bras de ses moines et l'action de ses enfants, a favorisé le bien-être des classes so- ciales ; comment aussi, gardienne infaillible de la vérité et de la morale, par ses lois, ses ensei- gnements, par le type divino-humain qu'elle a proposé au monde et qui est comme l'incar- nation du vrai, du beau et du bien, elle a con- tribué d'une manière efficace au perfection - 9 130 DISCOURS ET ALLOCUTIONS nement le plus élevé des êtres rationnels. Pour mieux vous montrer, Messieurs, quelle noblesse, quelle ampleur, et quelle forme sai- sissante Léon XIII sait donner au mouvement de sa pensée, permettez que je vous cite cette page si remarquable, dans laquelle il décrit le pou- voir souverain de l'homme sur les forces de la matière1 : " A côté, dit-il, du zèle pour la gloire de Dieu s'allume dans l'Eglise un autre amour non moins ardent : c'est l'amour pour l'homme, le vif désir qu'il soit rétabli dans tous les droits que lui donna son créateur. Or, l'homme a reçu de Dieu, pour son héritage dans le temps, cette terre où il vit et dont il a été établi le seigneur. La parole qui retentit au matin de la création : '" Soumettez -vous la terre et dominez-la2, " n'a jamais été retirée. S'il avait persévéré dans l'état de grâce et d'innocence, l'homme aurait exercé son empire sans effort, la soumission des créatures aurait été spontanée, tandis qu'au- jourd'hui la domination est pénible et les créa- tures ne subissent le joug que contraintes par la violence. " Toutefois, le domaine subsiste encore, et l'Eglise, qui est une mère, ne peut rien avoir de plus à cœur que de le voir s'exercer, que de voir 1. L'Eglise et la civilisation : 1ère partie. 2. Gen., i, 28. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 131 l'homme se montrer ce qu'il est en réalité : le seigneur de la création. Or, ce droit s'exerce lorsque le roi des créatures, déchirant les voiles qui recouvrent ses possessions, ne s'arrête point à ce qui tombe sous ses yeux et à ce qu'il touche de ses mains, mais pénètre dans le cœur même de la nature, recueille les trésors de fécondité que recèlent les forces qui s'y trouvent et les utilise à son profit et au profit d'autrui. " Comme il apparaît beau et majestueux, ô nos bien-aimés diocésains1, l'homme quand il commande à la foudre et la fait tomber impuis- sante à ses pieds ; quand il appelle l'étincelle électrique et l'envoie, messagère de ses volontés, au fond des abîmes de l'océan, au-delà des mon- tagnes abruptes, à travers les plaines intermi- nables ! Comme il se montre glorieux alors qu'il ordonne à la vapeur d'attacher des ailes à ses épaules et de le conduire avec la rapidité de l'éclair, par mer et par terre ! Comme il est puissant par son génie, quand il enveloppe cette force elle-même, la rend captive et la conduit, à travers les sentiers qu'il lui a tracés, pour donner le mouvement et comme l'intelligence à la matière brute, laquelle se substitue ainsi à l'homme et lui épargne les plus dures fatigues ! 1. Les fidèles du diocèse de Pérouse, dont Léon XIII était alors Tévêque. 132 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Dites-moi, nos très chers diocésains, n'y a-t-il pas en lui comme une étincelle de son créateur, quand il évoque la lumière et la fait jaillir au milieu des rues de nos cités pour éclairer les té- nèbres de la nuit et remplir de ses splendeurs les vastes salles et les palais ? " Et l'Eglise, cette mère qui suit avec ten- dresse les progrès de ses fils, est si loin de vouloir y mettre obstacle qu'elle se réjouit et tressaille d'allégresse en les voyant. " Je tenais, Mesdames et Messieurs, à vous citer cette page qui nous donne une si belle idée, et du style de Léon XIII, et surtout de l'art mer- veilleux avec lequel il sait rattacher à la thèse principale les évolutions de sa pensée. Un génie de cette trempe, muni de fortes études sur la philosophie métaphysique et mo- rale, sur la théologie, le droit, tant civil que ca- nonique, était bien fait pour présider, dans nos jours d'aveugles préventions, aux destinées de l'Eglise. Jamais en effet la science, à la fois divine et humaine, ne fut plus nécessaire au gouvernement ecclésiastique. Il y a des temps où, pour un Pape, c'est assez d'affirmer ; il y en a d'autres où les circonstances l'obligent à dé- montrer. C'est le besoin de notre époque, de ce siècle défiant, chercheur, raisonneur ; et certes, la Providence, dans son infinie sagesse, ne pou- vait plus opportunément satisfaire ce besoin DISCOURS ET ALLOCn TIONS 133 qu'en nous donnant, comme elle L'a fait, un pape philosophe, et en plaçant sur la chaire4 de saint Pierre un penseur et un Bavant. N'ignorant pas ce que l'opinion attend de tout homme public appelé à gouverner, ce Pon- tife aux vues élevées, larges et synthétiques, s'est présenté au monde, tenant en main un programme. Que renfermait ce programme ? quels en étaient les traits essentiels, les arti- cles fondamentaux ? On les résume en trois mots : accord de la foi et de la raison ; union de l'Eglise et de l'Etat ; harmonie entre les hautes classes et les classes ouvrières. Oui, en posant le pied sur les degrés du trône, Léon XIII a dit aux peuples : " Voici le programme que je vous apporte, la charte que je vous propose et qui sera votre salut ; car elle répond au triple besoin et elle pourra clore le triple schisme de nos temps malheureux. La raison humaine, affranchie de la tutelle de la foi, se précipite vers sa -ruine : je veux rétablir l'accord entre ces deux puissances. L'Etat fait à l'Eglise une guerre déloyale : il faut que cette lutte finisse, et qu'une franche et solide union marque dorénavant les rapports de ces deux sociétés. Dans l'industrie moderne le patron opprime l'ouvrier, l'ouvrier mécontent s'insurge contre le patron : il importe donc de bien définir les rôles respectifs du capital et du travail, d'harmoniser ces deux facteurs 134 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de la richesse publique, sans préjudice pour les droits de l'un, sans mépris pour la faiblesse et l'infériorité de l'autre, et de ramener ainsi le vrai bonheur social. Ce programme de paix et d'union, cette charte conciliatrice, peuples chré- tiens, acceptez-la : mettez-la à la base de toutes vos institutions ; faites-en la norme nécessaire de tous vos travaux et de tous vos progrès, car elle porte avec elle l'empreinte d'une sagesse sur laquelle le temps ne peut rien. Bien différente des chartes humaines, elle a été formulée dans l'éternel conseil des trois Personnes divines elles- mêmes. " Il serait trop long, Mesdames et Messieurs, d'analyser même sommairement chacune des encycliques dans lesquelles le Saint-Père, déve- loppant son programme, réalise depuis quinze ans avec une étonnante fidélité les promesses mémorables de son pontificat. Trois de ces do- cuments semblent primer tous les autres et marquer par leur éclat l'apogée doctrinal du règne de Léon XIII. C'est d'abord l'immortelle encyclique JEterni Patris, l'une des premières qui aient attiré l'at- tention du monde chrétien, et par laquelle devait commencer l'œuvre de restauration, de relèvement et de perfectionnement, entreprise par son auteur ; car, dans cette lettre, Léon XIII y établit d'une façon magistrale les principes DISCOURS ET ALLOCUTIONS L35 et les assises de la science rationnelle, point de départ de tout vrai progrès. La philosophie scolastique, dans la personne de son plus docte et de son illustre représentant, Thomas d'A- quin, y est comblée d'éloges et proposée aux écoles catholiques comme la règle et le fonde- ment de toutes les études sérieuses, comme le remède aux égarements et aux mille fluc- tuations de la science contemporaine. L'intel- ligence étant la reine du monde, assainir et rectifier ses idées, c'est faire œuvre au plus haut point de régénération sociale. Pour descendre de ces régions sur un terrain plus concret, l'auguste Pontife fit paraître en 1885 cette autre fameuse encyclique dite 7m- mortale Dei, laquelle avec des accents jusque-là inouïs et une autorité souveraine traitait de la constitution chrétienne des Etats. La presse entière fit écho ; l'ancien et le nouveau Monde applaudirent ; et de partout on vit affluer vers la Chaire apostolique des lettres enthousiastes d'ad- hésion sans réserve et d'admiration profonde. Jamais Rome n'avait encore, par une parole aussi nette, aussi dégagée et aussi pénétrante, jeté tant de lumière sur les graves et brûlantes questions qui passionnent si fiévreusement notre siècle. Ce monument grandiose de la sagesse papale restera comme le code le plus fécond et la norme la plus parfaite du droit public et 136 DISCOURS ET ALLOCUTIONS social. Après avoir défini les éléments consti- tutifs des deux sociétés sœurs, la société civile et la société religieuse, et montré l'incontes- table supériorité de cette dernière sur la première, Léon XIII retrace avec complaisance l'idéal de l'Etat chrétien : il fait voir les rapports de con- fiance réciproque et d'harmonie bienveillante qui devraient toujours régner entre deux pouvoirs faits pour s'entendre. Puis, venant à considérer le soi-disant droit nouveau introduit depuis un siècle, il renouvelle les condamnations fulmi- nées à si juste titre par l'auteur du Syllabus ; puis enfin, dans des pages d'une clarté et d'une précision vraiment incomparables, il dissipe tous les nuages et met fin à toutes les équivoques. Mais l'œuvre d'apaisement et de reconstruc- tion sociale n'était pas encore achevée. Vers les hauteurs du Vatican montait, chaque jour grandissante, la plainte de ces milliers de pauvres qui cherchent dans le travail le pain de leurs fa- milles, et qui ne trouvent, trop souvent, pour prix de leurs sueurs que l'exténuation du corps, et la ruine cent fois plus funeste de l'âme. Emu de ces clameurs, Léon XIII s'est penché vers le peuple comme pour mieux entendre le cri de sa misère et les pulsations de son cœur, et saisi d'une immense compassion semblable à celle que son divin Maître éprouva un jour à la vue des foules affamées, il s'est écrié lui aussi dans un transport DISCOURS ET ALLOCUTION- 137 d'inexprimable charité : " Misereor super turbas, j'ai pitié de ce peuple, j'ai pitié de cette multi- u) tude qui travaille et qui souffre, et au nom deir Celui qui n'a pas dédaigné de prendre notre chair pour en calmer et pour en sanctifier les souffrances, je veux la secourir. " Tout le monde se rappelle l'inoubliable ency- clique Rerum nocarum, dans laquelle le savant Pontife, combinant sa science de docteur et son amour de père, aborde le terrible problème de la question ouvrière et, avec une sainte liberté digne des premiers apôtres, détermine tous les droits comme aussi tous les devoirs, fait la part des gouvernements, la part de l'ouvrier, la part du patron, place au-dessus de tous l'action bien- faisante de l'Eglise, et propose les plus sûrs moyens de maintenir la paix dans la charité et la justice. Il faut lire et relire cette lettre, méditer et appro- fondir cette parole si ferme, si vivante, et si dé- bordante d'enseignements. Un écrivain de renom Ta jugée avec éloquence : " C'est, dit-il, le baiser du Christ à ses pauvres et l'embrassement du peuple par l'Eglise. ' " Le Pape a vu la société moderne coupée en deux armées ennemies ; et il est descendu au milieu des combattants rangés en bataille et, entre les deux camps, il a planté la croix. " Dans la croix, en effet, se trouve l'unique solution, réellement efficace, du grand problème social ; et Léon XIII, en ar- 138 DISCOURS ET ALLOCUTIONS borant de sa main pacificatrice, sur l'atelier et sur l'usine, cet emblème d'équité, de réconci- liation et de pardon, a mérité aux yeux de l'his- toire le titre impérissable de bienfaiteur du peu- ple, d'ami et de père des pauvres. L'influence doctrinale du Souverain Pontife régnant s'explique très bien sans doute par la hauteur des pensées, l'actualité de l'ensei- gnement, la largeur et parfois la hardiesse des vues, qu'on admire en tous ses écrits ; mais elle s'explique mieux encore, si on tient compte des charmes extérieurs que la vérité revêt sous sa plume. Chose digne de remarque, et cependant peu connue d'un grand nombre de personnes : Léon XIII est un homme de lettres dans toute l'acception du terme, un classique de haute lignée, un humaniste fin, délicat, distingué ; et depuis le jour où il remportait dans les salles du Collège romain, après de brillantes études, les premiers prix de latin et de grec, jusqu'aux années laborieuses de son pontificat, il n'a cessé d'associer, dans son amour, au culte de la science le culte de l'art de bien dire. Le beau, Mesdames et Messieurs, n'est-il pas proche parent du vrai, et n'a-t-il pas reçu de Dieu même l'honorable mission d'en refléter les splendeurs ? " La pa- role, dit un auteur, est le lien des esprits " ; et plus ce lien a de force, plus il possède de grâces DISCOURS ET ALLOCUTIONS 1 30 et d'attachantes beautés, plus aussi, par son moyen, l'écrivain influe sur les âmes. Léon XIII a voulu prouver que l'Eglise catholique com- prend ces vérités, qu'elle a été et qu'elle reste toujours l'asile protecteur des sciences et des lettres, qu'elle sait, dans toute la mesure de sa discrétion et de sa prudence, emprunter à l'anti- quité la langue de ses historiens, de ses orateurs, de ses poètes, pour élever ces formes de l'art, les animer de son souffle, les féconder de son génie, et faire servir au triomphe et à la diffusion du christianisme ces ailes vigoureuses et res- plendissantes de la pensée. Voilà pourquoi toutes les encycliques, toutes les lettres ponti- ficales parues depuis quinze ans, sont des mo- dèles de littérature ; et voilà pourquoi le pape actuel est un Cicéron chrétien. Léon XIII écrit en artiste. Sa phrase, taillée dans le marbre de la plus pure latinité, est d'une beauté sculpturale, et on dirait qu'en la façon- nant il veut enchâsser comme dans un écrin le riche trésor de ses conceptions. Un charme tout- puissant rayonne de son style. Tout y concourt à flatter l'esprit : et le choix des expressions, et la justesse des rapprochements, et le rythme des périodes, et le nerf du langage, et cette grave et sonore mélodie dont les sons de la langue latine, heureusement combinés, portent en eux le secret. Faut-il, d'ailleurs, s'étonner d'un tel mérite 140 DISCOURS ET ALLOCUTIONS et d'une telle gloire ? Léon XIII n'est pas seu- lement l'écrivain savant et lettré qui sait manier la prose, " ce mâle outil," comme l'appelle Veuillot; mais il est de plus, Mesdames et Messieurs, plusieurs l'ignorent peut-être, un favori des Mu Oui, Léon XIII est poète ; car la poésie est divine. Elle reçut sa consécration dans les pages rythmées de la Bible. Pourquoi serait-elle indigne de la gravité d'un Pontife romain ? — A douze ans, Joachim Pecci, étudiant à Viterbe, accueillait par un quatrain des mieux réussis pour cet âge un vénérable religieux qui était- venu visiter le collège. Depuis lors, cédant à ses goûts, il s'est plu à entretenir avec les Muses chrétiennes ce commerce des grandes âmes dont l'exquise sensibilité, semblable aux cordes d'une lyre, s'émeut spontanément sous le souffle des divins accords. Ne suffit-il pas d'avoir contem- plé cette figure radieuse, éclairée, idéalisée par une lumière céleste, pour comprendre tout ce qu'il y a, sous le voile de chair dont elle s'enve- loppe, de vibrantes harmonies et de mystérieuses élévations ? Les travaux sans trêve et les soucis sans nombre du Souverain Pontificat n'ont pu paraly- ser les élans de cette âme, ni étouffer ses accents. Lorsque, il y a trois ans, le cardinal Joseph Pecci fut enlevé par la mort à l'affection de son frère et à l'admiration de toute l'Eglise, le Saint- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 111 Prie, pour mieux honorer la mémoire de celui que la science et le mérite, non moins que le- liens du sang, unissaient si étroitement a son auguste personne, composa en latin un ravis- sant dialogue où l'on ne sait qu'admirer davan- tage, de la beauté des sentiments ou de la per- fection du style. Rien de plus gracieux, de plus tendre, ni de plus sublime dans sa touchante simplicité. C'est Joseph, le frère du ciel, qui le premier, du haut de sa gloire, adresse la parole1 à son frère de la terre : " J'ai satisfait, dit-il, à la justice divine, et me voici introduit dans les célestes parvis. Mais toi, de quelle lourde charge tu es encore accablé ! Prends courage et d'un bras toujours confiant lance sur la haute mer la barque de l'Eglise : Sume animum ; fidens cymbam duc œquor in altum. " Tes travaux ne resteront pas stériles ; mais cependant, Joachim, si tu veux atteindre le ciel et échapper aux flammes vengeresses, sou- viens-toi qu'il te faut laver tes fautes dans les larmes de la pénitence. " Et Joachim de répondre : " Oui, frère, tant que je vivrai, je ne cesserai 1. Nous ne pouvons donner ici qu'un très pâle aperçu de cette charmante petite poésie. 142 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de gémir et de pleurer sur mes fautes. Toi, de ton côté, puisque tu jouis du bonheur des saints, n 'oublie pas celui que les ans ont courbé sous leur poids et que mille soucis dévorent. Pendant qu'il lutte contre les flots et l'horrible tempête, soutiens-le de tes prières, console-le souvent de ton regard fraternel. " Léon XIII avait tracé à la raison humaine le chemin de la vérité. Il a voulu, par son exemple, marquer à la poésie les sources de l'inspira- tion, réformer et diviniser cet art, en lui montrant pour idéal non cette nature grossière, dont le spectacle abaisse l'âme, mais ces beautés d'un ordre supérieur pour lesquelles nous sommes créés, qui ornent et grandissent l'esprit, qui charment et élèvent le cœur. II Toutefois, Mesdames et Messieurs, les doc- trines les mieux établies, les théories les plus fé- condes demeureraient souvent lettre morte sans une main assez énergique pour les réduire en pratique. Autre chose est de bien penser, autre chose est d'appliquer sa pensée à l'action. Tel fut grand philosophe, théologien éminent, ora- teur puissant et disert, qui ne sut jamais gou- verner. La conduite des hommes et des choses requiert en effet des aptitudes spéciales dont DISCOURS ET ALLOCUTIONS 143 beaucoup d'excellents esprits, versés dans la doctrine, paraissent presque entièrement dépour- vus. Il s'en trouve néanmoins dont la valeur in- signe échappe à cette faiblesse, et, je me hâte de l'affirmer sans crainte d'être contredit, Léon XIII est de ce nombre. Autant son intelligence montre de force pour concevoir, autant son activité offre de ressources pour exécuter. On sent que cet homme participe, de la façon la plus effec- tive, à la puissance de Celui en qui penser est dire, et en qui dire est agir. Dans l'espace de quelques années, Léon XIII a accompli le tra- vail de tout un siècle. Dans l'ordre intellectuel d'abord, quelle vaste renaissance, et quel regain de vie, d'initiatives et d'efforts ! Nous assistons à un mouvement qui, commencé sous Pie IX, mais puissamment accéléré par l'énergie de son successeur, grandit de jour en jour, et prépare à l'Eglise du Christ ce vif rayonnement doctrinal dont les fastes philosophiques et théologiques du moyen âge nous offrent un si bel exemple. Rome voit croî- tre chaque année le nombre de ses séminaires, doubler et quadrupler le nombre de ses élèves. De nouvelles sociétés se fondent ; des acadé- mies de Saint-Thomas, modelées sur celles que le pape soutient de ses deniers, surgissent de toutes parts. Fribourg, Washington et tant d'au- 144 DISCOURS ET ALLOCUTIONS très centres d'études, ajoutent à la gloire des universités déjà existantes. Les revues se font plus sérieuses. Des congrès catholiques inter- nationaux plantent sur la route des siècles les jalons de la vraie science. Léon XIII établit lui-même pour le clergé italien une école de haute littérature. De plus, rivalisant avec les savants modernes, il commande qu'on érige au sommet de son palais un vaste observatoire, nouveau symbole de cette sagesse dont le regard embrasse l'univers ; et, afin de bien prouver que l'Eglise dont il est le chef ne craint pas la lumière, qu'elle n'a rien dans son histoire, rien dans ses œuvres, rien dans sa vie, dont elle redoute les révélations, il ouvre toutes grandes aux savants de tous les pays, amis et ennemis, protestants comme ca- tholiques, les portes jusque-là fermées des Archi- ves vaticanes. Dans l'ordre moral et disciplinaire, que voyons- nous encore ? un Pontife qui, bien qu'absorbé par les travaux intellectuels et la grande mission sociale dont il s'est fait l'apôtre, sait descendre cependant dans les moindres détails de l'admi- nistration pastorale et procurer de toutes ma- nières le bien de son troupeau. Archevêque de Pérouse, il avait pendant trente- deux ans versé sur ce diocèse tous les trésors de son âme. Pape, il sentit son cœur, au contact du cœur de saint Pierre, s'embraser d'un amour DISCOURS ET ALLOCUTIONS 145 plus généreux encore, et quelles flammes dévorantes en ont jailli ! Toutes les œuvres catholiques ont reçu de sa main une impulsion nouvelle. Ses encycliques sur le Rosaire, sur la dévotion à la Sainte-Famille, comme aussi sur le Tiers-Ordre de Saint-François d'Assise, exhalent les parfums de la piété la plus tendre. Avec quelle émotion suave, lui vieillard octogénaire immobilisé par l'âge et la captivité, il rappelle1 les temps éloi- gnés,— doux souvenirs de jeunesse, — où, en- rôlé comme sa pieuse mère sous la bannière séraphique, " il gravissait joyeux les monts sacrés de l'Alverne, " et allait vénérer ces lieux, témoins de l'impression des stigmates de l'amour divin ! — Léon XIII a eu le bonheur de rétablir la hiérarchie dans plusieurs pays : en Ecosse, chez les Slaves, puis sur cette terre d'Afrique si riche de souvenirs et de gloires ; et ce sera ainsi son mérite d'avoir fait surgir du sol chrétien de nouvelles moissons, et d'avoir assuré à l'Eglise de nouvelles joies et de nouveaux triom- phes. Nous ne dirons pas tout ce qu'il a fait pour propager la foi dans les contrées infidèles et pour soutenir les missions d'Orient : ce récit serait trop long, et d'ailleurs d'autres travaux et d'autres formes de zèle réclament toute notre attention. 1. Encyclique Auspicalo concessum. 10 146 DISCOURS ET ALLOCUTIONS C'est Lacordaire qui a dit : " Les hommes de génie tiennent le sceptre des idées comme les hommes d'Etat tiennent le sceptre des choses. ' Léon XIII, Mesdames et Messieurs, jouit du rare privilège d'unir ces deux sceptres ; car en lui l'homme de génie donne la main à l'homme d'Etat, le penseur se confond avec le politique, le phi- losophe avec le diplomate. On a défini la diplomatie : l'art de cacher sa pensée. Sans discuter le mérite d'une telle défi- nition ni surtout les façons d'agir qui ont pu y donner lieu, je serai plus sérieux en disant de la politique des Papes qu'elle est l'art de faire servir, par toutes les voies légitimes, au progrès de la reli- gion les actes des individus et le mouvement des sociétés. Pour exercer cet art avec profit pour les âmes et sans péril pour la foi, deux vertus sont nécessaires : la fermeté et la prudence ; la fer- meté qui s'attache inviolablement aux principes et ne souffre aucun compromis tendant à abaisser la dignité du Saint-Siège ; la prudence qui s'ap- pelle tour à tour modération, habileté, souplesse, et qui consiste à tirer parti de la disposition des hommes et de la condition des choses pour le plus grand bien de l'Eglise. Or, personne ne contestera que ces vertus maî- tresses forment la base des œuvres et des succès diplomatiques qui ont jeté tant de lustre sur la carrière pontificale de Léon XIII. Léon XIII DISCOURS ET ALLOCUTIONS 147 est un esprit ferme et en même temps pondéré : il sait mettre dans ses procédés de la douceur, de l'aménité, une prudence calme, réfléchie et pré- voyante ; il sait aussi être fort, inébranlable, in- flexible. " Pourquoi, lui demandait-on au lende- main de son élection, avez-vous pris le nom de Léon ? — Parce que, répondit-il, Léon XII a été le bienfaiteur de ma famille, mais aussi parce que Léon signifie lion et que la vertu qui me sera le plus nécessaire est la force du lion. " On a voulu, bien à tort, ranger le Pape actuel sous les drapeaux d'un parti. C'est une méprise et une injure ; Léon XIII n'est l'homme d'aucun clan et le tenant d'aucune école ; ou plutôt, je me trompe, il appartient à une grande école, et fondée par le plus grand maître, la seule vraie, la seule catholique, l'école du Maître divin qui, s'armant d'un fouet vengeur, chassa un jour du temple les trafiquants sans vergogne, et ne craignit pas non plus, mû par sa profonde charité, d'aller s'asseoir à la table du publicain. Dès les premières années de son sacerdoce, Joachim Pecci fut chargé, comme délégué papal, des missions les plus difficiles, à Bénévent d'abord, puis dans l'Ombrie où il fit preuve d'un courage intrépide et de rares talents administratifs. La nonciature de Belgique, dont il sut remplir les devoirs avec un tact parfait, acheva de mettre en relief ses hautes qualités diplomatiques. Le 148 DISCOURS ET ALLOCUTIONS roi Léopold le vit s'éloigner avec chagrin et sol licita pour lui du pape Grégoire XVI, en récom- pense de ses services, les honneurs de la pourpre. Avant de rentrer à Rome, le jeune prélat, avide de s'instruire, d'étudier la nature de la société moderne, le jeu et l'organisme de ses institutions, consacra quelques mois à visiter l'Angleterre et la France. Il ne soupçonnait guère, sans doute, l'usage que la Providence devait l'appeler à faire de toutes ces connaissances dans le gouvernement suprême des nations. L'œuvre diplomatique, poursuivie par Léon XIII, est contenue dans ces deux mots : paci- fication religieuse et restauration sociale. Quand je dis pacification religieuse, il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette parole. Le successeur de Pie IX, héritier de la foi et du zèle de ce saint Pontife, ne pouvait évidemment, sans forfaire à son devoir, s'abstenir de prendre les armes et de défendre pied à pied le terrain ca- tholique usurpé par les ennemis de l'Eglise. Le non possumus est de tous les siècles. Il devait combattre, et il l'a fait. Il n'a cessé de revendi- quer, aux yeux du monde entier, avec ses domaines envahis par la Révolution, l'indépendance né- cessaire du Siège apostolique. Il a dénoncé à diverses reprises et tout récemment encore, par d'énergiques accents, les menées ténébreuses des sectes maçonniques qui complotent la ruine du DISCOURS ET ALLOCUTIONS L49 catholicisme. Il a de plus, dans une encyclique qu'on ne saurait trop méditer1, condamné soua toutes ses formes Terreur captieuse du libéralisme religieux et rayé définitivement ce vocable du langage chrétien. Mais, pendant que d'une main il protégeait ainsi les fondements de la foi et les intérêts de la Papauté, de l'autre, il s'efforçait, par toutes les voies et toutes les ressources de sa diplomatie, d'obtenir pour les catholiques persécutés ou en souffrances des conditions plus favorables. Ce travail d'heureux augure a déjà porté ses fruits. En Orient, par exemple, grâce à l'habileté et à la clémence du Saint-Père, grâce encore au solide crédit dont il jouit près de la Porte, les dissen- sions arméniennes qui désolaient l'Eglise d'Asie ont pris fin. Un courant de sympathie s'est établi dans ces contrées vers Rome et vers le Saint- Siège, et le jour n'est pas éloigné, tout du moins le présage, où la Papauté triomphante reconquerra sur le schisme grec ces peuples infortunés qui les premiers virent briller au firmament des âges l'étoile de la Rédemption. L'infidélité elle-même s'est inclinée devant Léon XIII. Convaincus par ses lettres, vrais chefs-d'œuvre de haute politique, de l'influence que le christianisme exerce sur la paix et le bonheur des nations, les 1. Encyclique Libertas prœstantissimum* 150 DISCOURS ET ALLOCUTIONS empereurs de la Chine et du Japon ont promis protection pour les missionnaires catholiques. En Occident, qui ne connaît les bienfaits inappré- ciables dont cette puissance Sociale est la source ? Sans parler de l'Autriche, de l'Espagne, du Portu- gal, ni de l'Angleterre, ni de la Belgique, l'action pa- pale a empêché la France, dominée par les sectes, de déchirer les dernières pages du concordat. Elle a inspiré à la Russie des sentiments plus équi- tables. Partout, elle entretient une sorte d'équi- libre ; et elle constitue, aux yeux des peuples, une force pondératrice avec laquelle les gouverne- ments même les plus hostiles sont obligés de compter. Mais c'est surtout en Allemagne, la patrie de Luther, la patrie de Frédéric II et par adoption aussi de Voltaire, que le génie de Léon XIII a remporté son plus beau triomphe. En 1878, l'Eglise catholique allemande, notam- ment dans la Prusse, présentait aux regards chré- tiens le spectacle le plus lamentable. Les ordres religieux bannis, plusieurs séminaires fermés, des évêques condamnés à la prison ou à l'exil, quan- tité de paroisses privées de leurs pasteurs, sans sacrements et sans culte, toutes les sources de l'éducation atteintes et viciées : tels étaient les tristes effets des fameuses lois de Mai qui cou- vraient depuis six ans d'un voile d'iniquité la persécution religieuse. L'orgueil germanique, luthérien et antiromain, enflé par le succès des DISCOURS ET ALLOCUTIONS 151 récents événements militaires, s'étail dressé dans toute sa morgue, et on eût dit qu'il voulait venger l'humiliation do Canossa. -- Pendant ce temps, le socialisme, sortant de l'ombre des conventi- cules, faisait entendre sa voix menaçante. Les catholiques, de leur côté, accentuaient leurs griefs ; le parti du Centre s'organisait ; et un malaise profond pesait sur toute l'Allemagne. Léon XIII, à peine élu pape, se hâte de renouer des relations avec Berlin. Il écrit diverses lettres à l'empereur Guillaume ; et, d'un ton calme et digne, il démontre la nécessité de clore cette lutte déplorable, désastreuse pour l'Eglise et fatale à l'Etat lui-même. L'encyclique qu'il fit paraître, dès le début de son règne, contre les socialistes, produisit sur l'Empereur et sur son chancelier l'impression la plus favorable. Des négociations furent en- tamées. Elles marchaient, mais lentement, lors- que soudain éclata au sujet des îles Carolines ce terrible différend qui faillit allumer la guerre entre l'Allemagne et l'Espagne. Soit pour pré- parer d'avance un changement de front sur la question religieuse, soit plutôt pour obéir, quoique à son insu, aux desseins et à l'action mystérieuse de la Providence, Monsieur de Bismark proposa à l'Espagne, comme moyen définitif d'apaiser le conflit, l'arbitrage décisif du Pape. Cet acte, qui rappelait les plus beaux 152 DISCOURS ET ALLOCUTIONS jours de la papauté, mettait en pleine lumière la sagesse de Léon XIII, le prestige croissant de son nom et l'autorité indiscutable de sa pa- role. Ce prestige et cet ascendant, joints à la crainte que lui inspirait l'influence politique du Centre, ébranlèrent le chancelier et finirent par le faire plier. La bataille était gagnée. Bientôt en effet un projet de loi, longuement élaboré, fut proposé et adopté, lequel, sans être parfait, mettait un terme à la lutte et réparait, du moins en partie, les injustices criantes faites aux ca- tholiques. Ce fut alors que M. de Bismark écrivit à Léon XIII une lettre de remercîment commen- çant par le mot Sire, formule où tout le monde sut voir, avec l'expression de l'estime et de la gratitude du ministre, un hommage virtuel rendu au Pontife-roi. Léon le Grand, nous dit l'histoire, arrêta jadis Attila, la terreur et le fléau des peuples, aux portes mêmes de Rome. Un autre Léon non moins illustre, l'honneur de notre siècle, a pu courber sous la force du droit et sous l'empire de la vérité un second Attila, le chancelier de fer, ennemi juré du catholicisme, de la papauté et de la France. Il existe, Mesdames et Messieurs, un rapport d'harmonie et une affinité profonde entre les intelligences d'élite et les cœurs généreux. Et, de même qu'aux premières n'échappe aucun des DISCOURS ET ALLOCUTIONS L53 problèmes les plus graves et les plus troublante qui agitent la société ; de même on voit les se- conds se passionner pour toutes les grandes causes, gémir sur toutes les misères, aspirer à la défense de tous les droits méprisés. L'histoire des pape-. qui n'est autre que l'histoire de l'Eglise elle- même, nous en offre de nombreux exemples. C'est l'Eglise qui, par ses prêtres, ses évêques, ses pontifes, a levé au-dessus des peuples l'éten- dard des saines libertés ; et c'est elle qui, comme l'ange envoyé jadis à saint Pierre, est descendue avec tendresse dans les cachots de l'esclave et a fait tomber ses fers. Léon XIII est fils de l'Eglise ; plus que cela, il en est le chef. Il en a toutes les lumières, tout le dévoûment, tout l'amour. C'est pourquoi, on l'entendit un jour, se tournant vers le monde civilisé, jeter avec éloquence ce cri de douleur et d'angoisse1 : " Jusques à quand l'humanité régénérée dans le sang du Christ laissera-t-elle une partie d'elle-même, — cette pauvre race afri- caine, — traîner sur les marchés comme un bé- tail de vil prix ? " C'était le signal d'une levée d'armes, d'une véritable croisade antiesclava- giste. Et si ce beau mouvement dû au cœur d'un Pontife privé lui-même de sa liberté, n'a pas 1. Voir la lettre Catholicœ Ecclesiœ sur l'œuvre destinée à com- battre l'esclavage. 154 DISCOURS ET ALLOCUTIONS produit tous les résultats qu'on en pouvait attendre, il a du moins éveillé l'attention de l'Europe et provoqué à plusieurs reprises l'ac- tion et l'intervention libératrice des gouver- nements. C'est le même sentiment d'humanité et de justice, le même souci de la dignité et de la gran- deur de l'homme, qui a fait de Léon XIII un ami dévoué de la nation martyre. Ce que l'Ir- lande désire, ce qu'elle demande au droit commun, à la liberté, à la civilisation, Léon XIII, non moins ardemment, le désire et le demande pour elle. Ses actes l'ont prouvé, ses déclarations1 en font foi. Et s'il a cru devoir censurer le crime et la violence, c'était pour mieux dégager d'om- bres compromettantes une cause noble et juste. Et le jour qui verra s'ouvrir pour la race longtemps malheureuse, dans le libre et plein exercice de son autonomie, une ère de fierté et de prospérité nationale, sera pour Sa Sainteté un jour d'émo- tions vives, aussi vives et aussi profondes que celles qui firent battre, à l'heure de son triomphe, le cœur du grand O'Connell. En présence des événements dont nous sommes de nos jours les témoins, et à la vue de l'attitude prise par la Cour de Rome dans toutes les graves questions du monde social moderne, 1. Voir les lettres de Léon XIII à Tépiscopat irlandais. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 155 n'a-t-on pas dit, Mesdames et Messieurs, que Léon XIII était démocrate ? Je n'ai, certes, ni la mission ni la prétention de parler au nom du chef de l'Eglise, et de for- muler ici pour lui une profession de foi politi- que. J'ignore ses vues personnelles. Ce que je sais, c'est que saint Thomas, cet oracle du moyen âge auquel le pape actuel se plaît à em- prunter ses doctrines les plus lumineuses, ensei- gne positivement la supériorité de la monar- chie, — d'une monarchie sagement tempérée, — sur toute autre forme gouvernementale. Ce que je sais encore, c'est que la papauté est elle-même une monarchie à part dont le chef règne et gou- verne, et que ce chef souverain en exerce sous nos yeux les pouvoirs dans toute leur plénitude. Quant à l'Eglise dont l'unique but est de sauver les âmes, indépendante de tous les partis, elle les domine de toute la hauteur de sa céleste origine ; elle ne fait pas les pouvoirs humains, mais elle les couvre du respect qui seul peut maintenir et consolider la paix publique. Et si, au lieu de couronner les Charlemagne et les Louis IX, nous la voyons aujourd'hui bénir la démocratie1, si cette main qui jadis faisait couler sur le front des rois l'huile consécratrice s'ap- 1. Allusion à la politique dite de " ralliement " approuvée par Léon XIII pour la France. 156 DISCOURS ET ALLOCUTIONS plique présentement avec un soin plus jaloux à régénérer le front du peuple, à sauvegarder sa foi, à orienter sa marche, à consacrer le fruit de ses sueurs, à répandre sur ses plaies le baume réparateur des divines consolations, non, Mes- dames et Messieurs, ce n'est pas l'Eglise qui a changé. Ce qui a changé, c'est le monde ; ce sont les empires, ce sont les nations au sein des- quelles la classe populaire, brisant avec effort les liens hiérarchiques de l'ancien ordre social, a créé une nouvelle puissance qu'il importe de contenir dans les limites du devoir, si on ne veut pas que cette force, aveugle et indomptée, reje- tant toutes traditions et s'émancipant de tout frein, finisse par tout renverser dans sa course impétueuse et par ensevelir la société sous les ruines. Léon XIII, esprit perspicace, a compris ce besoin des temps. Et c'est pourquoi, sans né- gliger de donner aux monarchies, là où elles existent, les soins très attentifs qu'elles méritent, il suit d'un regard inquiet, et d'une pensée vigilante, le mouvement et les progrès du flot démocra- tique. Nous avons vu quelle science assurée, et quel zèle charitable, il déployait naguère dans l'étude, de plus en plus nécessaire, des questions écono- miques. Cest une joie pour le grand Pontife d'accueillir au pied de son trône, en audience so- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 1 57 lennelle, les foules ouv ières qu'un pieux enthou- siasme pousse chaque année vers Rome, et de déposer dans ces âmes confiantes, par de sages et utiles conseils, la semence des enseignements contenus dans ses encycliques. Léon XIII a confiance en l'efficacité de la presse pour diriger l'opinion. Aussi demande-t-il aux catholiques instruits de s'emparer partout de cette force et d'en faire, pour la vérité, une tribune toujours ouverte et un moyen de dé- fense toujours prêt. Il leur demande de mettre en œuvre, pour le triomphe de l'Eglise, tous les ressorts de la vie publique. Il encourage les con- grès, les associations catholiques générales et particulières, tout ce qui peut agir sur les masses. C'est le propre des hommes de génie d'étonner par l'imprévu de leurs résolutions. Désespérant de voir en France, pour le moment du moins, l'antique dynastie royale réapparaître sur le trône et renouer la chaîne des traditions reli- gieuses, que fait le pape diplomate ? Il s'adresse aux catholiques ; il leur suggère un changement de tactique ; il les supplie et il les adjure de faire trêve à leurs dissentiments, de rallier dans un même effort toutes les âmes droites et honnêtes, de prendre pied sur un même terrain, — le ter- rain constitutionnel, — pour monter à l'assaut de la république sectaire, en déloger l'athéisme, et y replacer Dieu. Là est le salut de la France. 158 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Quelle que soit cependant sa vive sollicitude pour les peuples du vieux monde, il semble que Léon XIII éprouve pour l'Amérique, cette réédi- tion de l'Europe, des sentiments de particulière complaisance. Le Canada n'a-t-il pas reçu de sa main, dans les honneurs princiers qui cou- vrent depuis six ans des reflets éclatants de la pour- pre le siège archiépiscopal de Québec, le plus riche don que l'Eglise puisse faire à ses enfants ? Que dire des Etats-Unis, nation colossale, née d'hier, et où s'élaborent, dans l'alliage des élé- ments les plus variés, les destinées les plus mysté- rieuses, et qui par son aspect complexe, par les progrès évidents du catholicisme et par les pro- grès non moins avérés du matérialisme, préoccupe à un si haut point l'attention du penseur chré- tien ? Quelle conquête pour la papauté, si celle-ci venait à soumettre au joug sacré de la foi cette fière et forte démocratie ! Léon XIII cherche du moins à y créer les premiers courants de bienveil- lance et de sympathie dont Dieu se sert, aux heures marquées, pour faire triompher sa grâce. La délégation qu'il vient d'établir, le souci dont il fait preuve dans les questions d'instruction, les bénédictions qu'il envoie à la vaste métropole de l'Ouest, et la part que lui-même prend à son exposition en voulant que des œuvres d'art, sorties du palais des Papes, aillent mêler leur gloire aux gloires industrielles et artistiques des DISCOURS ET ALLOCUTIONS 159 deux Amériques, tout cela est de bon augure et ne peut que favoriser, à un très haut degré, les intérêts catholiques. L'avenir inspire confiance, quand ce sont les %\eîs de saint Pierre qui en ouvrent providen- tiellement les portes. Ceux qui ont opposé le pontificat actuel au >ontificat de Pie IX semblent n'avoir pas com- mis les sages dispositions et le jeu varié de l'opé- ration divine dans les actions humaines. Il y a un temps pour la lutte, pour les paroles indignées et les condamnations courageuses, et c'est quand la cité du mal se dresse orgueilleusement contre la cité du bien. Il y a aussi un temps pour la trêve, pour la suspension au moins partielle des armes, et c'est lorsqu'il s'agit de relever les ruines amoncelées par la tempête. Pie IX a défendu l'édifice menacé ; Léon XIII le restaure. Le règne de Pie IX a préparé celui de Léon XIII, comme le règne de Léon XIII complète celui de Pie IX. Grâce, en partie, aux dogmes de la primauté et de l'infaillibilité proclamés par les Pères du Vatican, la papauté a vu s'accroître de façon vraiment remarquable la foi et la confiance des peuples, et elle a vu, par cela même, se fortifier et grandir au-delà de toute espérance l'autorité de son nom. Jamais peut-être, à aucune époque, elle n'a joui d'une telle influence. Confinée 160 DISCOURS ET ALLOCUTIONS dans un palais, elle est partout, elle remplit le monde. Les évêques, les prêtres, les fidèles lui sont unis par d'indissolubles attaches. Un seul mot tombé des lèvres du Vicaire de Jésus-Christ subjugue les intelligences, enchaîne les volontés. On écoute et on bénit ses conseils ; on exécute ses ordres. Un schisme serait impossible. Ce prestige merveilleux s'étend même en dehors des sphères catholiques ; et l'esprit transcendant du successeur de Pie IX, si bien fait pour servir d'organe au magistère suprême et réunissant comme en un foyer toutes les lumières dont les sociétés ont besoin et toutes les forces qui ré- gissent l'empire des âmes, constitue à l'heure actuelle le centre d'attraction non seulement •de l'Eglise, non seulement du monde chrétien, mais aussi du monde politique, économique et social. Encore un mot, et je termine. Le Pontife, dont nous célébrons les fêtes jubilaires, personni- fie dans les temps modernes le génie de la pensée ^et le génie de l'action. Ce double génie rayonne- ra, comme un double soleil, sur les âges à venir ; car Léon XIII est de ceux qui, fils d'un pays et d'une époque, appartiennent cependant à tous les pays et à tous les siècles. Sa doctrine est impé- rissable, son action de portée immense et d'in- calculable influence. L'une et l'autre ont élevé sur les confins de DISCOURS ET ALLOCUTIONS 101 notre âge un monument superbe, chef-d'œuvre de foi et de science, de charité et de vertu, admi- rable portique qui, en s'ouvrant sur les temps nouveaux et sur le siècle qui va commencer, do- mine toutes les œuvres humaines, et invite toutes les nations à venir chercher dans l'Eglise du Christ, ce temple de l'humanité, et ce panthéon des peuples, tout ce qui est beau, tout ce qui est juste, tout ce qui est grand, la paix, la vérité, la sécurité, l'honneur, le progrès véritable et la véritable civilisation. SERMON SUR L'AUTORITÉ RELIGIEUSE Prononcé à l'occasion de l'imposition du Pallium de S. G. Mgr Bégin archevêque de Québec dans la Basilique de Notre-Dame de Québec le 22 janvier 1899 Et hoc tibi signum, quia unxit te Deus in principem. Et ce sera là la marque du pouvoir royal, dont Dieu vous a investi. 1 Reg., x, 1. Monseigneur1, Il n'y a encore que quelques mois, appelée par la voix de Dieu à recueillir le vaste hé- ritage laissé entre vos mains par un prince illus- tre de l'Eglise, votre Grandeur gravissait au 1. S. G. Mgr L.-N. Bégin, à qui le Pape venait d'octroyer le Pallium. 164 DISCOURS ET ALLOCUTIONS milieu d'un clergé et d'une foule innombrable les degrés de ce trône qui porte, depuis plus de deux siècles, la fortune religieuse et morale de tout un peuple. La joie était sur tous les fronts, l'enthousiasme dans tous les cœurs. De vos lèvres entr'ouvertes par l'Esprit divin lui-même, jaillissaient des paroles inoubliables de vérité, de charité et de paix. C'était l'aurore d'un règne nouveau dans ce monde supérieur des âmes où le soleil qui se couche peut être immédiate- ment suivi du soleil qui se lève. Aujourd'hui, par un autre bienfait de la divi- ne Providence et du grand Pape qui nous gouverne, nous voyons ces fêtes solennelles de votre intronisation recevoir, dans l'acte sacré de l'imposition du Pallium, leur juste cou- ronnement. Le Pallium étant le symbole des augustes prérogatives par lesquelles l'archevê- que catholique participe à la dignité et à la sou- veraineté même du Vicaire de Jésus-Christ, l'imposante cérémonie qui nous réunit ce matin peut très justement s'appeler la fête de l'auto- rité métropolitaine. Certes, Monseigneur, souffrez que je le dise, non pour blesser par d'inutiles louanges une vertu qui les abhorre, mais pour satisfaire la piété filiale de ce peuple qui vous aime, vous étiez digne, éminemment digne de revêtir le manteau d'honneur dont le Pasteur suprême a DISCOURS ET ALLOCUTIONS 165 voulu recouvrir vos nobles épaules. Théolo- gien de haut rang, également versé dans les sciences historiques et les études bibliques qui préoccupent à si bon droit l'esprit de nos contemporains, orateur élégant et disert, huma- niste délicat, ami dévoué de l'éducation et du vrai progrès, vous aviez tous les dons qui ajoutent à l'autorité officiellement constituée, comme autant de fleurons d'une royale couronne, le prestige, l'influence et l'éclat. Votre douceur bien connue, votre bonté généreuse, jointes à- la fermeté et à la conscience du devoir, assurent à votre gouvernement deux caractères si bien faits pour s'allier ensemble et qui marquent en traits si frappants le gouvernement divin lui-même : la mesure et la force. Aussi, Monseigneur, est-ce avec un réel bon- heur que nous voyons Léon XIII, de cette main qui a couronné tant de têtes épisco- pales, déposer par delà les mers sur votre front déjà chargé de gloire, une nouvelle auréole, et attacher à votre sceptre la plénitude du pouvoir sacré. Nous nous réjouissons des témoignages de cordiale estime et de profonde sympathie donnés à Votre Grandeur par tant de vénérables prélats ici présents, et tous ensemble, prêtres et laïques, nous apportons avec empressement aux pieds de votre trône l'hommage respectueux de nos vœux les plus ardents, de notre soumis- 166 DISCOURS ET ALLOCUTIONS sion la plus sincère, de notre plus entier dévoue- ment. Messeigneurs1, Mes Frères, La fête solennelle dont nous sommes en ce moment les témoins, le sens et l'esprit de cette cérémonie, m'invitent tout naturellement à traiter devant vous un sujet aussi ancien que l'Eglise, mais qui n'a jamais cessé d'être souverainement actuel : je veux parler de Y autorité religieuse. Ce sujet est immense, et je ne saurais prétendre en une courte instruction épuiser tous les pro- blèmes qu'il soulève, et toutes les questions qui y sont intimement liées. M'adressant à un auditoire foncièrement chrétien et pénétré à l'avance des enseignements de nos Livres Saints, je me contenterai d'esquisser à larges traits la physionomie de cette divine autorité, sans laquelle l'homme livré aux caprices d'une liberté sans frein, verrait bientôt s'engloutir dans un funeste naufrage, avec cette liberté elle-même, ses biens les plus chers et ses trésors les plus précieux. 1. S. G. Mgr Duhamel, archevêque d'Ottawa, qui présidait ta cérémonie de l'imposition du Pallium, et plusieurs autres prélats canadiens. DISCOURS ET ALLOCUTIONS H>7 Comme pour nous préparer à courber notre volonté sous le joug du commandement, Dieu, maître absolu, a empreint le monde matériel du sceau irréfragable de son autorité. Tout être obéit à une loi. Le sol se fertilise sous- Fac- tion de causes cachées et d'irrésistibles éner- gies ; le flot, poussé par une force plus puissante que lui-même, porte chaque jour à l'océan son tribut ; des hauteurs où Dieu l'a assise, la mon- tagne silencieuse attend pour se mouvoir un ordre de son créateur. Quoi de plus merveil- leux que cet instinct des brutes qui leur sert de loi, et par lequel ces êtres sans raison exécu- tent des mouvements marqués au coin de la plus haute sagesse ! L'homme lui-même, par la mise en œuvre d'admirables inventions, sem- ble avoir reconquis sur la nature sensible une partie de son empire perdu par le péché. Il a imposé des lois aux éléments les plus fiers ; il a dompté les forces les plus insoumises ; il a achevé de démontrer, sans le vouloir peut-être, que partout dans le monde l'autorité est nécessaire. Faudrait-il faire une exception pour lui ? Serait-il seul, mes Frères, à pouvoir sans péril se dérober aux conséquences d'un principe dont les effets embrassent et enserrent la création universelle ? 168 DISCOURS ET ALLOCUTIONS On dira, je le sais, que l'homme a sa raison pour se guider ; que doué d'une intelligence ca- pable de connaître, de montrer le bien qu'il faut faire, le mal qu'il faut éviter, il possède dans cette faculté même la règle suffisante de ses actes, sans qu'il ait besoin d'une règle supé- rieure. Quoi qu'il en soit des forces de la raison dans l'ordre purement naturel, nous ne saurions nier, d'une manière générale, la nécessité d'une autorité pour diriger ces forces, pour les disci- pliner, pour unir comme en un faisceau tous les esprits et tous les cœurs dans la poursuite du but suprême imposé à tous les hommes. A bien plus forte raison, l'autorité doit-elle être considérée comme nécessaire, quand il s'agit d'orienter l'homme vers une fin supérieure et de l'aider par des moyens et des secours surnaturels, tels que la foi et les sacrements, à poursuivre et à atteindre cette fin. C'est le cas de l'humanité dans sa condition présente. Et voilà pourquoi Notre-Seigneur a fondé sa religion sur le grand principe de l'au- torité ; et voilà pourquoi le catholicisme repose sur ce principe comme sur une base essentielle, aussi indispensable à son existence que les assises et les colonnes le sont à cette basilique. La société civile elle-même ne tire-t-elle pas de l'autorité sa consistance et sa vie ? Ce pou- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 169 voir peut changer de nom, 'il peut changer de forme, il peut changer de maître ; mais, partout, il s'impose comme un besoin social. Quand ce n'est pas le droit qui commande, c'est la force qui asservit, que cette force soit l'épée d'un César, ou le hasard d'un bulletin jeté dans l'urne des destinées nationales. Seulement Dieu a fait preuve d'une sagesse inconnue aux meneurs d'hommes et aux fonda- teurs d'empires. En créant et en organisant son Eglise, il ne l'a pas livrée à tout courant d'opi- nion et à tout vent de doctrine ; il l'a mise à l'abri des coups de main de la violence, des per- fidies de la ruse, des surprises de l'inconstance et de la légèreté. Il en a établi l'autorité légiti- me, non sur un sable mouvant, mais sur un roc immuable, sur ce granit dix-neuf fois sécu- laire du droit ecclésiastique et divin, contre lequel les efforts répétés de Satan et les calculs audacieux de la politique, sont venus et vien- dront éternellement se briser. Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle1. Ce n'était pas là une promesse vaine, une de ces espérances trompeuses et une de ces il- lusions dynastiques destinées, tôt ou tard, à s'évanouir dans la fumée d'une bataille ou dans 1. Matth., xvi, 18. 170 DISCOURS ET ALLOCUTIONS la poussière d'un tombeau. L'écho de cette pa- role retentit depuis des siècles, et il n'a rien perdu de sa force. Hier encore nous célébrions la fête du siège de saint Pierre, de cette Chaire d'où le prince des Apôtres dictait au monde ses pré- ceptes et d'où il promulguait ses enseignements. Allez à Rome contempler ce trône ; vous y verrez non pas une ruine, non pas le mélancolique sou- venir d'une grandeur déchue, mais le piédes- tal vénéré d'une gloire grandissante, le symbole d'une royauté que rien n'ébranle et d'un em- pire qui détend jusqu'aux confins les plus re- culés de la terre. II Quelle splendide organisation que celle de l'Eglise catholique, et comme ce puissant accord et ce merveilleux équilibre de toutes les forces et de tous les rouages qui entrent dans son gouver- nement démontre bien la divinité de son origine ! Au centre, et dans une majesté à laquelle au- cune grandeur humaine n'est comparable, se dresse le pouvoir pontifical. C'est la tête de l'Eglise, le foyer vivant de ses droits, la source féconde de ses pouvoirs, la clef de voûte de tout l'organisme religieux. Formée d'après l'idéal monarchique, cette magistrature sans rivale plane bien au-dessus des royautés humaines, dont DISCOURS ET ALLOCUTIONS 171 elle cumule les prorogatives sans être sujette aux erreurs et aux excès qui ne sont que trop souvent recueil des têtes couronnées. Les sages tempéraments qui entourent la puissance pa- pale, les conciles, le sacré collège, les congré- gations romaines, loin d'amoindrir son influence, ne font que la mettre en plus haut relief et con- férer à ses décisions un plus haut degré d'efficacité. Le Pape règne et gouverne. Sa juridiction, comme celle du Christ, s'étend immédiatement non seulement à l'ensemble des membres de l'Eglise, mais encore à chacun d'eux, aux brebis et aux agneaux, aux pasteurs et à leurs ouailles. Le Concile du Vatican l'a défini en termes pré- cis qui ne laissent place à aucune équivoque. Toutefois, mes Frères, la diviDe constitution du pouvoir pontifical, l'assistance spéciale dont il jouit, les privilèges exceptionnels dont il est orné, sans excepter l'infaillibilité, n'excluent pas l'usage des moyens que la prudence humaine suggère dans le gouvernement des peuples. Dieu ne gouverne-t-il pas le monde par le ministère des causes secondes et par le concours des agents naturels ? Selon le cours ordinaire des choses, il est impossible qu'un seul homme, malgré le nombre et la compétence de ses ministres immé- diats, régisse, comme il convient, une société aussi vaste et aussi complexe que l'Eglise. Il lui faut des aides, des auxiliaires régulièrement 172 DISCOURS ET ALLOCUTIONS établis qui, chargés d'une partie de l'admi- nistration religieuse, exercent sous sa dépen- dance une juridiction reconnue et incontestée. Ces aides du Pape, ces auxiliaires institués de par le droit divin lui-même, c'est-à-dire de par la volonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ce sont les Evêques que " le Saint-Esprit a placés pour gouverner l'Eglise de Dieu1. ; Les évêques, selon l'expression même de Sa Sain- teté Léon XIII2, ne sont pas de simples vicai- res du Pontife souverain, d'éphémères et fra- giles instruments dont l'action s'efface et expire avec le mandat d'occasion qui les a créés. Non, ce sont les chefs réguliers des Eglises particulières, des pasteurs voulus de Dieu pour remplir auprès des fidèles un rôle indispensable, inhérent à la nature même de l'Eglise catholique. Issus des entrailles du peuple, parlant sa langue et vivant de sa vie, parfaitement au courant de ses idées et de ses mœurs, de ses aspirations et de ses be- soins, ces hommes graves et prudents sont les mé- diateurs naturels entre le pape et ses sujets. C'est sur eux que le Pontife romain se décharge du soin des âmes disséminées en tant de diocèses. C'est à eux de porter au loin les enseignements de la foi, d'annoncer la parole de Dieu et de 1. Act., xx, 28. 2. Encyclique Salis cognitum. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 173 défendre les pages inspirées do la Bible ; à eux de publier à la suite du Saint-Siège, d'expliquer et de commenter au besoin, selon la pensée de ce Siège apostolique, les décrets conciliaires et les encycliques papales. Briser cet ordre juridi- que, substituer à cette hiérarchie des pouvoirs un état de choses fondé sur des vues per- sonnelles et des calculs passagers, c'est mécon- naître l'organisation essentielle de l'Eglise ; c'est fausser le concept de son autorité, et glisser et choir dans des doctrines et des pratiques voisi- nes du libre examen. L'Evêque tient de Dieu lui-même un pouvoir discrétionnaire dont il sait se servir pour le plus grand bien des âmes. La religion, sans doute, est immuable dans sa nature : immua- bles sont les vérités de foi et invariables les prin- cipes de morale qui forment l'objet de nos croyances religieuses. Mais les règles de conduite, basées sur ces principes, doivent nécessairement s'adap- ter aux circonstances de temps, de personnes et de lieux, dont le caractère influe sur la moralité des actes humains. Le soleil est le même par- tout : produit-il partout les mêmes fruits, exer- ce-t-il partout une action uniforme ? Ainsi, par analogie, en est-il de l'Eglise. C'est aux évêques, mes Frères, aux chefs spirituels de chaque diocèse, d'étudier les besoins des peu- ples qui leur sont confiés, et de prendre en temps 174 DISCOURS ET ALLOCUTIONS opportun les mesures les plus propres à sauve- garder la pureté de leur foi et l'intégrité de leurs mœurs. Cette liberté d'action laissée à l'épiscopat catholique, cette diversité administrative dans l'unité de doctrine et de gouvernement général, démontre jusqu'à l'évidence que l'Eglise n'est pas un simple automate sans mouvement et sans vie, mais bien un corps divinement organisé, déployant, sous la haute direction de son Chef, et dans un harmonieux ensemble de toutes ses parties, toute la puissance et toute la fécondité de son être. Quoi de plus beau, quoi de plus admirable que cette immense société des âmes où, des sommets du Vatican jusqu'au plus humble toit curial, la juridiction s'échelonne par degrés si prudemment ménagés ; où la moindre parcelle de pouvoir est chose sainte et sacrée ; où l'au- torité suprême garde toute sa force, exer- ce toute sa souveraineté, sans écraser de son poids les pouvoirs inférieurs ; où l'on ne res- pecte celle-là qu'en vénérant ceux-ci ; où la lumière, la vérité et la grâce, descendent à flots continus du Pape aux évêques, des évêques aux prêtres, des prêtres aux fidèles, tandis que le respect, l'estime, la reconnaissance, montent de tant d'âmes croyantes, par les prêtres et les évêques, jusqu'au Vicaire de Jésus-Christ l DISCOURS ET ALLOCUTIONS 175 C'est comme un flux et un reflux d'enseignement et de foi confiante, de commandement et de soumission, de bienveillance et d'amour : mysté- rieuse marée qui emporte avec elle les généra- tions humaines à l'océan sans rivage des éter- nelles félicités ! III J'ai dit, mes Frères, que le catholicisme, de par sa nature même, est une religion d'autorité. Les pouvoirs hiérarchiques, créés par le Maître de toute créature, projettent leur action bienfai- sante sur tout ce qui se rattache aux besoins de la foi et aux intérêts des âmes. Il n'est pas plus facile d'en limiter l'influence qu'il ne l'est de tracer des frontières à la justice et à la conscience. D'ambitieux monarques, d'orgueilleux poten- tats ont tenté cette œuvre téméraire ; mais l'histoire d'un Bonaparte et celle d'un Julien l'Apostat, — je ne veux citer que ces deux noms, — sont là pour démontrer qu'on ne brave pas im- punément les foudres du ciel. De nos jours, la même prétention s'affirme sous le couvert de mots pompeux et de spécieux systèmes. On rêve je ne sais quelle transforma- tion du monde, je ne sais quelle évolution de la foi et de l'Eglise. A entendre ces étranges novateurs, l'autorité ecclésiastique, bonne et utile 176 DISCOURS ET ALLOCUTIONS dans les temps de crédulité naïve et de servi- lisme grossier, devrait, sinon disparaître totale- ment, du moins s'effacer peu à peu et céder le pas aux progrès de F âge présent : progrès de la société impatiente de tout frein religieux ; progrès de la raison affranchie de tout joug dogmatique ; progrès des sciences naturelles, historiques et critiques, dans lesquelles on s'ac- corde toute hardiesse et toute licence. Mes Frères, en aucun temps le pouvoir reli- gieux n'a comprimé l'essor d'une sage et honnête liberté. La science ne date pas d'hier. Aux âges les plus glorieux de la foi, il y a eu des sa- vants, il y a eu des penseurs, il y a eu des ini- tiateurs non seulement dans le domaine abstrait ■de la métaphysique, mais aussi dans les recher- ches plus concrètes de l'expérience et dans l'étude pratique des graves problèmes sociaux. L'Eglise secondait ces efforts de l'esprit humain ; elle les favorise encore aujourd'hui. Ce que, toute- fois, elle demande, ce qu'elle réclame en toute franchise et ce qu'elle exige en toute justice, c'est le droit, qui est pour elle un devoir, de se défendre contre ce qu'elle sait être des empié- tements et des erreurs. C'est le droit de dire aux savants : "Je con- nais quelqu'un de plus savant que vous. La vraie science n'est pas celle qui s'ingénie à forger des textes et à dresser des conclusions con- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 177 tre Fauteur de toute science, contre Dieu, sa doctrine et son Eglise. " C'est le droit de dire aux représentants de la critique moderne : " Secouez la poudre des manu- scrits ; fouillez la mémoire des peuples et feuille- tez les archives du monde ; évoquez de l'om- bre séculaire tout ce qui a porté un nom, tout ce qui a parlé une langue : je ne crains pas la lumière. Mais n'allez point déduire de ce langage des faits et de ces révélations du passé, des consé- quences qui n'y sont pas contenues ; n'allez point bâtir sur des données, trop souvent incertaines, des systèmes arbitraires que la foi tient pour suspects, des hypothèses gratuites qu'un enseignement in- faillible ou une tradition autorisée condamne. " C'est encore le droit de dire aux souteneurs de tout régime et aux politiques de toute nuance : u II faut que Jésus-Christ règne sur les peuples comme sur les individus. Faisons-lui la place aussi large que les circonstances le permettent, et que la dignité d'un Dieu fait homme le re- quiert. Ce Roi n'est pas un despote ; ce n'est pas un frondeur ; ce n'est pas un démolisseur ; c'est un roi plein de bonté et de mansuétude, rex tuus venit tibi mansuetus1, c'est le prince de la paix, pr inceps pacis2. " 1. Matth., xxi, 5. 2. Is., ix, 6. 12 178 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Ah ! mes Frères, si l'Eglise ne luttait que pour des intérêts temporels, si elle n'avait pour but que de se tailler des revenus dans le do- maine public et d'assurer à ses ministres une vie opulente et fastueuse, si on la voyait se re- muer, s'agiter et s'évertuer pour arracher à une puissance rivale des avantages de commerce, des débris d'armées en déroute ou des lam- beaux de continent, je comprendrais la défiance des pouvoirs séculiers, leurs susceptibilités, leurs craintes, leur animosité. Mais, mon Dieu î qu'est-ce que veut l'Eglise en affirmant son au- torité, en dilatant son champ d'action, en invo- quant même certains privilèges ? Ce qu'elle veut ? vous le savez tous : accomplir une plus grande somme de bien, secourir un plus grand nombre de pauvres, soulager un plus grand nom- bre de malheureux, convertir ou consoler un plus grand nombre d'âmes, prêcher avec plus de liberté l'évangile de la pénitence et du re- noncement, imprimer plus efficacement dans le cœur de l'enfance et de la jeunesse les saines notions religieuses, sans lesquelles l'homme se perd, les familles se corrompent, la société elle- même court à sa ruine. Est-ce bien là une influence qu'il faille redou- ter, une autorité qu'il faille mettre en tutelle, une puissance qu'il faille traiter comme une émule ambitieuse et jalouse ? Assurément, non. DTSCOURS ET ALLOCUTIONS 170 Et si ces sentiments de défiance et d'hostilité envers l'Eglise, ont causé en Europe tant de mal et y ont exercé tant de ravages ; s'ils ont creusé un abîme entre deux pouvoirs faits pour s'enten- dre, entre deux sociétés souveraines, nécessaires, et qui ont besoin, pour grandir, de concorde et d'union, une si triste expérience n'est-elle pas bien propre à nous garantir de tels errements ? Dieu, espérons-le, ne permettra pas que notre cher Canada français, si religieux, si catholique, et qui ne cesse de donner à l'Eglise des marques si touchantes de fidélité et de respect, suive ja- mais la pente fatale par laquelle des peuples illustres sont descendus à l'apostasie. Nous avons pour premier motif de cet espoir l'infatigable dévouement de nos guides spiri- tuels, leur zèle éclairé et vigilant en tout ce qui concerne la foi et la doctrine, et aussi, et à un degré non moins remarquable, leur charité ardente, leur bonté paternelle et miséricordieuse pour les classes sociales les plus humbles, leur esprit d'abnégation et de sacrifice qui en fait de vrais amis du peuple et d'insignes bienfai- teurs de leur temps et de leur patrie. Nous avons un second motif d'espérer dans le patriotisme de nos hommes publics, si heu- reux de travailler à la prospérité du pays, si désireux de promouvoir ses meilleurs intérêts et, je me permettrai de l'ajouter, si persuadés 180 DISCOURS ET ALLOCUTIONS que sans la religion, sans l'action du clergé, sans le travail obscur mais profond des communautés religieuses, le Canada et, en particulier, la pro- vince de Québec ne tarderait pas à déchoir du rang où l'ont placée près de trois siècles de gloire. Enfin, la solennité de ce jour, si belle, si impo- sante, et qui réunit autour du docte et distingué Prélat dont l'Eglise de Québec est fière, avec l'élite de la population, les plus hautes sommités civiles et religieuses, contribue, elle aussi, à af- fermir notre confiance et à nous présager, pour l'avenir, des jours de paix et de joie dans le res- pect mutuel de tous les droits et dans l'accom- plissement fidèle de tous les devoirs. Daignez, Monseigneur, de votre main bénis- sante confirmer en nos cœurs cette douce per- suasion, et appeler sur tout votre peuple la lumière qui éclaire, la grâce qui purifie, le courage qui persévère et qui sauve. Ainsi soit-il ! SERMON SUR LA VOCATION DE LA RACE FRANÇAISE EN AMÉRIQUE Prononcé près du monument Champlain à l'occasion des Noces de diamant de la Société St-Jean-Baptiste de Québec le 23 juin 1902 Populum istum formavi mi- hi ; laudem meam narrabit. J'ai formé ce peuple pour moi ; il publiera mes louanges. Is., xliii, 21. Excellence l, Monseigneur Y Archevêque 2, Messeigneurs 3, Mes Frères, e vingt-cinq juin seize cent quinze, à quel- ques pas d'ici, sur cette pointe de terre qui L 1. S. E. Mgr D. Falconio, Délégué apostolique au Canada. 2. S. G. Mgr L.-N. Bégin, archevêque de Québec, officiant. 3. La plupart des Archevêques et Evêques du Canada. 182 DISCOURS ET ALLOCUTIONS du pied de la falaise où nous sommes s'avance dans l'eau profonde de notre grand fleuve, se déroulait une scène jusque-là inconnue. A l'om- bre de la forêt séculaire, dans une chapelle hâ- tivement construite, en présence de quelques Français et de leur chef, Samuel de Champlain, un humble fils de saint François, tourné vers un modeste autel, faisait descendre sur cette table rustique le Fils éternel de Dieu, et lui consacrait par l'acte le plus saint de notre re- ligion les premiers fondements d'une ville et le berceau d'un peuple. Ce peuple, depuis lors, a grandi. Cette ville a prospéré ; et voici qu'à une distance d'à peu près trois siècles la nation, issue de cette se- mence féconde, s'assemble, non plus au pied de la falaise, mais sur ses hauteurs, pour renou- veler son acte de consécration religieuse et re- tremper sa vie dans le sang de l'Agneau divin. Quelles transformations et quels contrastes ! Tout autour, malgré l'immuabilité des grandes lignes qui forment le cadre du tableau, la nature a reçu l'empreinte de l'esprit et de la main de l'homme ; le désert s'est animé ; les solitudes se sont peuplées. Plus près de nous, au lieu de tentes mobiles où s'abritait la barbarie, l'œil contemple de massifs châteaux et d'artistiques édifices ; des tours, des flèches altières ont rem- placé la cime des pins ; toute une civilisation DISCOURS ET ALLOCUTIONS 1 83 déjà adulte a surgi ; et le fondateur de Québec, du haut de ce monument que lui élevait naguère la reconnaissance publique, fier de son œuvre, plus fier encore des progrès merveilleux qui en ont marqué la durée, peut plonger dans l'ave- nir un regard plein d'espoir et saluer avec confiance l'aube blanchissante de jours nouveaux et de destinées de plus en plus glorieuses. Mes Frères, c'est pour envisager ce même avenir que nous sommes ici ce matin. Le cor résonnant de nos fêtes patriotiques a retenti, et des quatre coins de la Province, des extré- mités du pays, je pourrais presque dire, de tous les points de l'Amérique où la race française a planté son drapeau, vous êtes accourus en foule, la tête haute, le cœur vibrant. On ne pouvait répondre à l'appel avec plus d'unanimité ni avec plus d'enthousiasme. Aussi bien, le moment est solennel. Et sous ces airs de fête et à travers cet éclat de nos com- munes réjouissances, je vois des esprits qui s'in- quiètent, des regards qui interrogent, des fronts sur lesquels se traduisent de soucieuses pen- sées ; j'entends, d'une part, des clameurs vagues et confuses, et, de l'autre, comme l'écho d'émotions contenues et de secrets frémissements passant dans l'âme de la nation. Que signifie cela ? C'est que, mes Frères, dans notre marche historique, nous sommes parvenus à une de ces 184 DISCOURS ET ALLOCUTIONS époques où les peuples prennent conscience d'eux- mêmes, de leur vitalité et de leur force. C'est que, en assistant aux manifestations grandio- ses provoquées par d'heureux anniversaires de notre vie intellectuelle et sociale, nous sommes en même temps et plus spécialement peut-être conviés à de véritables assises nationales. C'est que, dans ces assises, il s'agit pour nous d'étu- dier et d'approfondir le problème de nos desti- nées, et de proclamer une fois de plus, sans for- fanterie comme sans faiblesse, prudemment, sa- gement, ce que nous avons été, ce que nous sommes, ce que nous devons et voulons être. Voilà pourquoi je vous citais tout à l'heure ces paroles de nos Lettres sacrées : Populum istum formavi mihi ; laudem meam narrabit. C'est moi qui ai formé ce peuple, et je l'ai établi pour qu'il publie mes louanges. Dans ce langage, en effet, d'une si haute signification, et à tra- vers ces accents inspirés, j'aperçois des indices de la noble mission confiée à notre nationalité ; je crois découvrir, à cette lumière, la sublime vocation de la race française en Amérique. x „>^ Y a-t-il donc, mes Frères, une vocation pour les peuples ? Ceux-là seuls peuvent en douter qui écartent DISCOURS ET ALLOCUTIONS 185 des événements de ce monde la main de la Pro- vidence et abandonnent les hommes et les cho- ses à une aveugle fatalité. Quant à nous qui croyons en Dieu, en un Dieu sage, bon et puis- sant, nous savons comment cette sagesse, cette bonté et cette puissance se révèlent dans le gou- vernement des nations ; comment l'Auteur de tout être a créé des races diverses, avec des goûts et des aptitudes variés, et comment aussi il a assigné à chacune de ces races, dans la hiérar- chie des sociétés et des empires, un rôle propre et distinct. Une nation sans doute peut dé- choir des hauteurs de sa destinée. Cela n'accuse ni impuissance ni imprévoyance de la part de Dieu ; la faute en est aux nations elles-mêmes qui, perdant de vue leur mission, abusent obsti- nément de leur liberté et courent follement vers l'abîme. Je vais plus loin, et j'ose affirmer que non seu- lement il existe une vocation pour les peuples, mais qu'en outre quelques-uns d'entre eux ont l'honneur d'être appelés à une sorte de sacer- doce. Ouvrez la Bible, mes Frères, parcourez-en les pages si touchantes, si débordantes de l'es- prit divin, depuis Abraham jusqu'à Moïse, de- puis Moïse jusqu'à David, depuis David jus- qu'au Messie figuré par les patriarches, annoncé par les prophètes et sorti comme une fleur de la tige judaïque, et dites-moi si le peuple hébreu, 186 DISCOURS ET ALLOCUTIONS malgré ses hontes, malgré ses défaillances, mal- gré ses infidélités, n'a pas rempli sur la terre une mission sacerdotale. Il en est de même sous la loi nouvelle. Tous les peuples sont appelés à la vraie religion, mais tous n'ont pas reçu une mission religieuse. L'his- toire tant ancienne que moderne le démontre : il y a des peuples voués à la glèbe, il y a des peuples industriels, des peuples marchands, des peuples conquérants, il y a des peuples versés dans les arts et les sciences, il y a aussi des peuples apôtres, i Et quels sont-ils, ces peuples apôtres ? Ah ! reconnaissez-les à leur génie rayonnant et à leur âme généreuse : ce sont ceux qui, sous la conduite de l'Eglise, ont accompli l'œuvre et répandu les bienfaits de la civilisation chré- tienne ; qui ont mis la main à tout ce que nous voyons de beau, de grand, de divin dans le mon- de ; qui par la plume, ou de la pointe de l'épée, ont buriné le nom de Dieu dans l'histoire ; qui ont gardé comme un trésor, vivant et impéris- sable, le culte du vrai et du bien. Ce sont ceux que préoccupent, que passionnent instinctive- ment toutes les nobles causes ; qu'on voit fré- mir d'indignation au spectacle du faible oppri- mé ; qu'on voit se dévouer, sous les formes les plus diverses, au triomphe de la vérité, de la charité, de la justice, du droit, de la liberté. Ce sont ceux, en un mot, qui ont mérité et mé- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 187 ritent encore l'appellation glorieuse de cham- pions du Christ et de soldats de la Provi- dence. Or, mes Frères, - - pourquoi hésiterais-je à le dire ? - ce sacerdoce social, réservé aux peuples d'élite, nous avons le privilège d'en être inves- tis ; cette vocation religieuse et civilisatrice, c'est, je n'en puis douter, la vocation propre, la vocation spéciale de la race française en Amé- rique. Oui, sachons-le bien, nous ne sommes pas seulement une race civilisée, nous sommes des pionniers de la civilisation ; nous ne som- mes pas seulement un peuple religieux, nous sommes des messagers de l'idée religieuse ; nous ne sommes pas seulement des fils soumis de l'Egli- se, nous sommes, nous devons être du nombre de ses zélateurs, de ses défenseurs et de ses apôtres. Notre mission est moins de manier des capi- taux que de remuer des idées ; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu'à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée. Est-il besoin que je produise des marques de cette vocation d'honneur ? La tâche, mes Frères, est facile : ces marques, nous les por- tons au front, nous les portons sur les lèvres, nous les portons dans nos cœurs ! Pour juger de la nature d'une œuvre, d'une fondation quelconque, il suffit très souvent de 188 DISCOURS ET ALLOCUTIONS reporter les yeux sur les débuts de cette œuvre, sur l'auteur de cette fondation. La vie d'un arbre est dans ses racines ; l'avenir d'un peu- ple se manifeste dans ses origines. Quelle est donc la nation mère à laquelle nous devons l'existence ? quel a été son rôle, son influence intellectuelle et sociale ? Déjà vos cœurs émus ont désigné la France ; et, en nommant cette pa- trie de nos âmes, ils évoquent, ils ressuscitent toute l'histoire du christianisme. Le voilà, le peuple apôtre par excellence, celui dont Léon XIII dans un document mémorable x a pu dire : " La très noble nation française, par les grandes choses qu'elle a accomplies dans la paix et dans la guerre, s'est acquis envers l'Eglise catholi- que des mérites et des titres à une reconnaissance immortelle et à une gloire qui ne s'éteindra jamais. " Ces paroles si élogieuses provoque- ront peut-être un sourire hésitant sur les lèvres de ceux qui ne considèrent que la France maçon- nique et infidèle. Mais, hâtons-nous de l'ajouter, dix ans, vingt ans, cent ans même de défections, surtout quand ces défections sont rachetées par l'héroïsme du sacrifice et le martyre de l'exil, ne sauraient effacer treize siècles de foi géné- reuse et de dévouement sans égal à la cause du droit chrétien. 1. Encyclique Nobilissima Gallorum gens, 1884. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 180 Quand on descend (Tune telle race, quand on compte parmi ses ancêtres des Clovis et des Charlemagne, des Louis IX et dos Jeanne d'Arc, des Vincent de Paul et des Bossuet, n'est-on pas justifiable de revendiquer un rôle a part et une mission supérieure ? ^jPar une heureuse et pro- videntielle combinaison^rious sentons circuler dans nos veines du sang français et du sang chrétien. Le sang français* seul s'altère et' se corrompt vite, plus vite peut-être que tout autre ; mêlé au sang chrétien, il produit les héros, les semeurs de doctrines spirituelles et fécondes, les artisans glorieux des plus belles œuvres divines. C'est ce qui explique les admirables senti- ments de piété vive et de foi agissante dont furent animés les fondateurs de notre nationa- lité sur ce continent d'Amérique, et c'est dans ces sentiments mêmes 'que je trouve une autre preuve de notre mission civilisatrice et religieuse. Qui, mes Frères, ne reconnaîtrait cette mis- sion, en voyant les plus hauts personnages, dont notre histoire primitive s'honore, faire de l'extension du royaume de Jésus-Christ le but premier de leurs entreprises et marquer, pour ainsi dire, chacune de leurs actions d'un cachet religieux ? Qui n'admettrait, qui n'admirerait cette vocation, en voyant, par exemple, un Jacques Cartier dérouler d'une main pieuse sur la tête de pauvres Sauvages les pages salutaires 190 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de l'Evangile1 ; en voyant un Champlain ou un Maisonneuve mettre à la base de leurs éta- blissements tout ce que la religion a de plus sacré ; en voyant encore une Marie de Y Incar- nation et ses courageuses compagnes, à peine débarquées sur ces rives, se prosterner à terre2 et baiser avec transport cette patrie adoptive qu'elles devaient illustrer par de si héroïques vertus ? *y Est-ce donc par hasard que tant de saintes femmes, tant d'éminents chrétiens, tant de religieux dévoués se sont rencontrés dans une pensée commune et ont posé, comme à genoux, les premières pierres de notre édifice national ? Est-ce par hasard que ces pierres, préparées sous le regard de Dieu et par des mains si pures, ont été baignées, cimentées dans le sang des martyrs? L'établissement de la race française en ces contrées serait-il une méprise de l'histoire, et le flot qui nous déposa sur les bords du Saint-Laurent n'aurait-il apporté au rivage que d'informes débris, incapables de servir et d'accomplir les desseins du ciel dans une œuvre durable ? Non, mes Frères, et ce qui le prouve mieux encore que tout le reste, c'est l'influence crois- sante exercée autour d'elle par la France d'Amé- 1. Ferland, Cours d'histoire du Canada, Iere part., p. 31. 2. Casgrain, Histoire de V Hôtel-Dieu de Québec, p. 73. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 191 rique sur les progrès de la foi et de la vraie civi- lisation. Chose digne de remarque, et qui jette une belle lumière sur la mission d'un peuple : cha- que fois que nos ancêtres, dans leurs courses d'explorations et même dans leurs guerres, vin- rent en contact avec les rudes enfants des bois, ce fut pour les civiliser plutôt que pour les dominer ; ce fut pour les convertir, et non pour les anéantir. Que n'ai-je le temps de rappeler les travaux de nos évêques, en particulier de l'immortel Laval, de nos prêtres, de nos mis- sionnaires, de nos découvreurs, de tous nos apôtres ? C'est d'ici qu'est partie l'idée reli- gieuse qui plane aujourd'hui sur une large por- tion de l'Amérique septentrionale. C'est ici qu'ont jailli ces sources de doctrine, de vertu, de dévouement, dont les ondes se sont propagées d'un océan à l'autre, et, devançant nos grandes routes de feu, ont porté aux races étrangères les tré- sors de christianisme dont la nôtre est dépositaire. Et cette influence si étendue jadis, si puissante et si bienfaisante, menacerait-elle maintenant de décroître ? Aurait-elle du moins perdu, par le fait d'influences rivales, son caractère propre et ce cachet de spiritualisme qui l'a rendue si remarquable dans le passé ? Ah ! demandez-le, mes Frères, aux vénérables prélats qui, par leur présence au milieu de nous, ajoutent à ces fêtes 192 DISCOURS ET ALLOCUTIONS tant de lustre, et dont le sceptre, semblable à la verge de Moïse, a fait surgir comme par mi- racle de la bruyère inculte ou de l'épaisse forêt d'in- nombrables paroisses et de florissants diocèses. Demandez-le à cette Université, l'orgueil de notre patrie, dont l'enseignement projeté par un double foyer rayonne avec tant d'éclat, et qui après cinquante ans d'existence voit accourir vers elle, des diverses parties de ce continent, des milliers d'anciens élèves, sa joie et sa cou- ronne1. Demandez-le à tous ceux des nôtres que le souffle de l'émigration a dispersés loin de nous, soit dans d'autres provinces, soit sur le terri- toire de la vaste république américaine, et dont les groupes compacts, toujours catholiques, tou- jours français, resserrés autour de l'Eglise et de l'école paroissiale, émergent ça et là comme de solides rochers au-dessus de la mer déferlante •et houleuse. Demandez-le enfin à nos frères acadiens, chez qui le patriotisme, l'adhérence à la foi, l'attachement à la langue et l'indompta- ble ténacité, n'ont été égalés que par le malheur, et que Dieu récompense de tant de fidélité par une progression constante dans le nombre et dans l'influence. 1. L'on célébrait, en même temps que les noces de diamant de la Société St-Jean-Baptiste, le cinquantenaire de l'Université Laval. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 193 Populum. istum formavi mihi ; laudem meam narrabit. C'est moi, dit le Seigneur, qui ai formé ce peuple ; je l'ai établi pour ma gloire, dans l'intérêt de la religion et pour le bien de mon Eglise ; je veux qu'il persévère dans sa noble mission, qu'il continue à publier mes louanges. Oui, faire connaître Dieu, publier son nom, propager et défendre tout ce qui constitue le précieux patrimoine des traditions chrétiennes, telle est bien notre vocation. Nous en avons vu les marques certaines, indiscutables. Ce que la France d'Europe a été pour l'ancien monde, la France d'Amérique doit l'être pour ce monde nouveau. Mais dans l'état social où nous som- mes, à quel prix, mes Frères, et par quels moyens remplirons-nous efficacement cette mission ? Quels sont les droits qu'elle comporte ? quels sont les devoirs qu'elle impose ? Voilà ce dont il me reste à vous entretenir. II Pour exercer parmi les nations le rôle qui convient à sa nature et que la Providence lui a assigné, un peuple doit rester lui-même : c'est une première et absolue condition, que rien ne saurait remplacer. Or, un peuple ne reste lui- même que par la liberté de sa vie, l'usage de sa langue, la culture de son génie. 13 194 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Il ne m'appartient pas de discuter ici l'avenir politique de mon pays. Mais ce que je tiens à dire, ce que je veux proclamer bien haut en pré- sence de cette patriotique assemblée, c'est que le Canada français ne répondra aux desseins de Dieu et à sa sublime vocation que dans la mesure où il gardera sa vie propre, son carac- tère individuel, ses traditions vraiment natio- nales. Et qu'est-ce donc que la vie d'un peuple ? Vivre, c'est exister, c'est respirer, c'est se mou- voir, c'est se posséder soi-même dans une juste liberté ! La vie d'un peuple, c'est le tempéra- ment qu'il tient de ses pères, l'héritage qu'il en a reçu, l'histoire dont il nourrit son esprit, l'au- tonomie dont il jouit et qui le protège contre toute force absorbante et tout mélange corrupteur. Qu'on ne s'y trompe pas : la grandeur, l'im- portance véritable d'un pays dépend moins du nombre de ses habitants ou de la force de ses armées, que du rayonnement social de ses œuvres et de la libre expansion de sa vie. Qu'était la Grèce dans ses plus beaux jours ? un simple lambeau de terre, comme aujourd'hui, tout déchiqueté, pendant aux bords de la Méditer- ranée, et peuplé à peine de quelques millions de citoyens. Et cependant, qui l'ignore ? de tous les peuples de l'antiquité, nul ne s'est élevé si haut dans l'échelle de la gloire ; nul aussi DISCOURS ET ALLOCUTIONS 195 n'a porté si loin l'empire de son génie et n'a marqué d'une plus forte empreinte l'antique civilisation. J'oserai le déclarer : il importe plus à notre race, au prestige de son nom et à la puissance de son action, de garder dans une humble sphère le libre jeu de son organisme et de sa vie que de graviter dans l'orbite de vastes systèmes planétaires. Du reste, la vie propre ne va guère sans la langue ; et l'idiome béni que parlaient nos pères, qui nous a transmis leur foi, leurs exemples, leurs vertus, leurs luttes, leurs espérances, touche de si près à notre mission qu'on ne saurait l'en séparer. La langue d'un peuple est toujours un bien sacré ; mais quand cette langue s'appelle la langue française, quand elle a l'honneur de porter comme dans un écrin le trésor de la pensée humaine enrichi de toutes les traditions des grands siècles catholiques, la mutiler serait un crime, la mépriser, la négliger même, une apo- stasie. C'est par cet idiome en quelque sorte si chrétien, c'est par cet instrument si bien fait pour répandre dans tous les esprits les clartés du vrai et les splendeurs du beau, pour mettre en lumière tout ce qui ennoblit, tout ce qui éclaire, tout ce qui orne et perfectionne l'humanité, que nous pourrons jouer un rôle de plus en plus utile à l'Eglise, de plus en plus honorable pour nous-mêmes. 196 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Et ce rôle grandira, croîtra en influence, à me- sure que s'élèvera le niveau de notre savoir et que la haute culture intellectuelle prendra chez nous un essor plus ample et plus assuré. Car, on a beau dire, mes Frères, c'est la science qui mène le monde. Cachées sous le voile des sens ou derrière l'épais rideau de la matière, les idées abstraites demeurent, il est vrai, invisibles ; mais semblables à cette force motrice que per- sonne ne voit et qui distribue partout avec une si merveilleuse précision la lumière et le mouve- ment, ce sont elles qui inspirent tous les conseils, qui déterminent toutes les résolutions, qui met- tent en branle toutes les énergies. Voilà pour- quoi l'importance des universités est si consi- dérable, et pourquoi encore les réjouissances qui auront lieu demain sont si étroitement liées à notre grande fête nationale et en forment, pour ainsi dire, le complément nécessaire. Ah ! l'on me dira sans doute qu'il faut être pratique, que pour soutenir la concurrence des peuples modernes il importe souverainement d'ac- croître la richesse publique et de concentrer sur ce point tous ses efforts. De fait, tous en conviennent, nous entrons dans une ère de pro- grès : l'industrie s'éveille ; une vague montante de bien-être, d'activité, de prospérité, envahit nos campagnes ; sur les quais de nos villes la fortune souriante étage ses greniers d'abondan- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 197 ce, et le commerce, devenu chaque jour plus hardi, pousse vers nos ports la flotte pacifique de ses navires géants. A Dieu ne plaise, mes Frères, que je méprise ces bienfaits naturels de la Providence, et que j'aille jusqu'à prêcher à mes concitoyens un renoncement fatal aux intérêts économiques dont ils ont un si vif souci. La richesse n'est interdite à aucun peuple ni à aucune race ; elle est même la récompense d'initiatives fécondes, d'efforts intelligents, et de travaux persévérants. Mais prenons garde ; n'allons pas faire de ce qui n'est qu'un moyen, le but même de notre action sociale. N'allons pas descendre du pié- destal où Dieu nous a placés, pour marcher au pas vulgaire des générations assoiffées d'or et de jouissances. Laissons à d'autres nations, moins éprises d'idéal, ce mercantilisme fiévreux et ce grossier naturalisme qui les rivent à la matière. Notre ambition, à nous, doit tendre et viser plus haut ; plus hautes doivent être nos pen- sées, plus hautes nos aspirations. Un publiciste distingué a écrit * : " Le matérialisme n'a jamais fondé rien de grand ni de durable. " Cette pa- role vaut un axiome. Voulons-nous, mes Frères, demeurer fidèles à nous-mêmes, et à la mission supérieure et civilisatrice qui se dégage de toute 1. Rameau, La France aux colonies, p. 259. 198 DISCOURS ET ALLOCUTIONS notre histoire, et qui a fait jusqu'ici l'honneur de notre race ? Usons des biens matériels, non pour eux-mêmes, mais pour les biens plus pré- cieux qu'ils peuvent nous assurer ; usons de la richesse, non pour multiplier les vils plaisirs des sens, mais pour favoriser les plaisirs plus nobles, plus élevés de l'âme ; usons du progrès, non pour nous étioler dans le béotisme qu'en- gendre trop souvent l'opulence, mais pour donner à nos esprits des ailes plus larges et à nos cœurs un plus vigoureux élan. Notre vocation l'exige. Et plus nous nous convaincrons de cette vocation elle-même, plus nous en saisirons le caractère vrai et la puis- sante portée moralisatrice et religieuse, plus aussi nous saurons trouver dans notre patriotisme ce zèle ardent et jaloux, ce courage éclairé et généreux qui, pour faire triompher un principe, ne recule devant aucun sacrifice. L'intelli- gence de nos destinées nous interdira les molles complaisances, les lâches abandons, les rési- gnations faciles. Soyons patriotes, mes Frères : soyons-le en désirs et en paroles sans doute, mais aussi et surtout en action. C'est l'action commune, le groupement des forces, le ralliement des pensées et des volontés autour d'un même drapeau qui gagne les batailles. Et quand faut-il que cette action s'exerce ? quand est-il nécessaire de DISCOURS ET ALLOCUTIONS 199 serrer les rangs ? Ah ! chaque fois que la liberté souffre, que le droit est opprimé, que ce qui est inviolable a subi une atteinte sacrilège ; chaque fois que la nation voit monter à l'horizon quel- que nuage menaçant, ou que son cœur saigne de quelque blessure faite à ses sentiments les plus chers. N'oublions pas non plus que tous les grou- pes, où circule une même sève nationale, sont solidaires. Il est juste, il est opportun que cette solidarité s'affirme ; que tous ceux à qui la Providence a départi le même sang, la même langue, les mêmes croyances, le même souci des choses spirituelles et immortelles, resser- rent entre eux ces liens sacrés, et poussent l'es- prit d'union, de confraternité sociale, aussi loin que le permettent leurs devoirs de loyauté po- litique. Les sympathies de race sont comme les notions de justice et d'honneur : elles ne con- naissent pas de frontières. Enfin, mes Frères, pour conserver et conso- lider cette unité morale dont l'absence stérili- serait tous nos efforts, rien n'est plus essentiel qu'une soumission filiale aux enseignements de l'Eglise et une docilité parfaite envers les chefs autorisés qui représentent parmi nous son pou- voir. Cette docilité et cette soumission sont assurément nécessaires à toutes les nations chré- tiennes ; elles le sont bien davantage à un peu- 200 DISCOURS ET ALLOCUTIONS pie qui, comme le nôtre, nourri tout d'abord et, pour ainsi dire, bercé sur les genoux de l'Eglise, n'a vécu que sous son égide, n'a grandi que par ses soins pieux, et poursuit une mission inséparable des progrès de la religion sur ce continent. Plus une société témoigne de respect, plus elle accorde d'estime, de confiance et de dé- férence au pouvoir religieux, plus aussi elle acquiert de titres à cette protection, parfois secrète, mais toujours efficace, dont Dieu cou- vre, comme d'un bouclier, les peuples fidèles. Quelle garantie pour notre avenir! et combien le spectacle de ce jour est propre à affermir notre foi et à soutenir nos meilleures espérances î L'Eglise et l'Etat, le clergé et les citoyens, toutes les sociétés, toutes les classes, tous les ordres, toutes les professions, se sont donné la main pour venir au pied de l'autel, en face de Celui qui fait et défait les empires, renouveler l'alliance étroite conclue non loin d'ici, à la naissance même de cette ville, entre la patrie et Dieu. Et pour que rien ne manquât à la solennité de cet acte public, la Providence a voulu qu'un représentant direct de Sa Sainteté Léon XIII, que d'illustres visiteurs, des fils distingués de notre ancienne mère- patrie, rehaussassent par leur présence l'éclat et la beauté de cette cérémonie. Eh ! bien, mes frères, ce pacte social dont vous êtes les témoins émus, cet engagement na- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 201 tional auquel chacun, ce semble, est heureux de souscrire par la pensée et par le cœur, qu'il soit et qu'il demeure à jamais sacré ! Qu'il s'attache comme un signe divin au front de notre race ! C'est la grande charte qui doit désormais nous régir. Cette charte, où sont inscrits tous les droits, où sont reconnues toutes les saines libertés, qu'elle soit promulguée par- tout, sur les portes de nos cités, sur les murs de nos temples, dans l'enceinte de nos parle- ments et de nos édifices publics ! Qu'elle dirige nos législateurs, qu'elle éclaire nos magistrats, qu'elle inspire tous nos écrivains ! Qu'elle soit la loi de la famille, la loi de l'école, la loi de l'ate- lier, la loi de l'hôpital! Qu'elle gouverne, en un mot, la société canadienne tout entière ! De cette sorte, notre nationalité, jeune en- core, mais riche des dons du ciel, entrera d'un pas assuré dans la plénitude de sa force et de sa gloire. Pendant qu'autour de nous d'autres peuples imprimeront dans la matière le sceau de leur génie, notre esprit tracera plus haut, dans les lettres et les sciences chrétiennes, son sillon lumineux. Pendant que d'autres races, catholiques elles aussi, s'emploieront à déve- lopper la charpente extérieure de l'Eglise, la nôtre par un travail plus intime et par des soins plus délicats préparera ce qui en est la vie, ce qui en est le cœur, ce qui en est 202 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Tâme. Pendant que nos rivaux revendique- ront sans doute, dans des luttes courtoises, l'hégémonie de l'industrie et de la finance, nous, fidèles à notre vocation première, nous ambi- tionnerons avant tout l'honneur de la doctrine et les palmes de l'apostolat. Nous maintiendrons sur les hauteurs le dra- peau des antiques croyances, de la vérité, de la justice, de cette philosophie qui ne vieillit pas parce qu'elle est éternelle ; nous l'élèverons, fier et ferme, au-dessus de tous les vents et de tous les orages ; nous l'offrirons aux regards de toute l'Amérique comme l'emblème glorieux, le symbole, l'idéal vivant de la perfection sociale et de la véritable grandeur des nations. Alors, mieux encore qu'aujourd'hui, se réalisera cette parole prophétique qu'un écho mystérieux apporte à mes oreilles et qui, malgré la distance des siècles où elle fut prononcée, résume admira- blement la signification de cette fête : Eritis mihi in populum, et ego ero vobis in Deum1. Vous serez mon peuple, et moi je serai votre Dieu. Ainsi soit-il, avec la bénédiction de Mgr l'Ar- chevêque ! 1. Jerem., xxx, 23. ORAISON FUNÈBRE DE SA SAINTETÉ LÉON XIII Prononcée dans la Basilique de Québec le 23 juillet 1903 Defecit gaudium cordis nos- tri ; versus est in luctum chorus noster ; cecidit corona capitis nostri. Jerem., Thren., v, 15-16. Monseigneur1, Mes Frères, En cette sombre et lugubre solennité, je ne puis mieux rendre le sentiment d'univer- selle douleur qui pèse sur nos âmes, qu'en em- pruntant à l'énergique langage du prophète Jérémie ce cri vibrant d'émotion : " Notre joie s'est évanouie; nos chants se sont changés en lamentations ; la couronne de notre tête est tombée !" Ne sont-ce pas là, vraiment, 1. Sa Grandeur Mgr L.-N. Bégin, archevêque de Québec. 204 DISCOURS ET ALLOCUTIONS les accents émus qui se pressent sur nos lèvres ? N'est-ce pas là le cri douloureux qui monte de toutes les poitrines, et, comme un glas immense, retentit sur toutes les plages de l'univers chrétien ? Hélas ! oui, le peuple catholique est dans le deuil ; un flot d'amère tristesse a envahi son âme ; l'Eglise est découronnée, cecidit corona capitis nostri. Il n'est plus ce Chef auguste qui faisait sa joie et son orgueil ; il n'est plus, ce Pontife aimé, vénéré, admiré, grand parmi les grands, fort parmi les forts, illustre parmi les plus illustres qui se soient jamais assis sur le siège du Prince des Apôtres. Hier encore, nous espérions. Sur ce front rayonnant de toutes les auréoles, nous nous plaisions à contempler celle de l'âge, le nimbe mystérieux que de longues et fécondes années ajoutent à la vertu et à l'autorité du génie. Quelle prodigieuse vieillesse ! Semblable à ces chênes séculaires que respecte la hache du bûcheron et qui survivent à l'antique forêt pour en rappeler toute la majesté et toute la grandeur, Léon XIII, après avoir vu disparaître ses contemporains les plus célèbres et le siècle même qui les avait enfantés, demeurait debout sur les hauteurs du Vatican, comme pour symboliser l'incomparable vitalité de l'Eglise survivant aux ruines des âges et aux œuvres éphémères de la puissance humaine. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 205 Mais, mes Frères, si Dieu a promis l'immor- talité à son Eglise, il ne Ta ni promise ni con- férée à aucun de ses pontifes ; et un jour vient, tôt ou tard, où ces monarques spirituels subis- sent la loi commune, où ces flambeaux vivants s'éteignent, où les ailes de la mort se déployant sur leurs têtes, les enveloppent, eux aussi, d'un froid et lourd linceul. Moment solennel que celui qui marque la mort d'un Pape ! C'est un siècle qui finit, une époque qui s'efface, un chapitre des annales du monde qui se clôt ; souvent même, c'est comme un tournant qui s'ouvre sur les routes de l'his- toire. Mais quand ce Pape a fourni une longue et glorieuse carrière, quand il a rehaussé par d'éminentes qualités personnelles l'éclat de la tiare, quand, à l'instar du Pape Léon XIII, il s'est montré à un degré supérieur théologien et philosophe, savant et humaniste, homme d'Etat et sociologue, quand il a aimé passionnément Dieu et les peuples, oh ! alors l'humanité entière se sent atteinte et comme secouée par sa mort. L'émotion est indicible. Il semble, — si notre douleur peut se permettre ce langage, — que le trône même de la papauté chancelle, que les colonnes de l'Eglise s'ébranlent, que tout l'édi- fice du christianisme va bientôt s'effondrer. C'est le sentiment que nous éprouvons au- jourd'hui. 206 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Aussi, dans un tel deuil, me faudrait-il, je le sens, la langue et l'éloquence d'un Bossuet pour égaler les louanges au mérite de celui que nous pleurons. Permettez néanmoins que, malgré mon insuffisance à traiter un sujet qui m'écrase, j'ose en balbutiant mesurer avec vous toute l'étendue de la perte que nous venons de faire. Par la mort de Léon XIII, l'humanité a perdu son roi ; les esprits ont perdu leur lumière ; les sociétés ont perdu leur guide ; les âmes ont perdu un apôtre ; grands et petits, riches et pauvres, tous ont perdu un père. * Bien des royautés, mes Frères, se disputent l'empire du monde. Il y a la royauté des armes, cette puissance jalouse et remuante, active et envahissante, qui peut bien élargir les frontières d'un pays jusqu'aux extrêmes limites du globe, mais dont le sceptre est trop lourd pour être aimé, trop brutal et trop égoïste pour se concilier des cœurs libres. Il y a la royauté des richesses et de la finance, la suprématie des millions. C'est une force sociale croissante, un pouvoir de plus en plus redouté et auquel, de nos jours surtout, combien d'hommes rendent un servile hommage. Mais DISCOURS ET ALLOCUTIONS 207 ce pouvoir, lui aussi, porte trop souvent l'em- preinte des passions mauvaises, il s'exerce trop fréquemment au préjudice des classes besogneuses pour jouir d'une estime sans réserve et pour pré- tendre sur la conscience humaine une solide et pénétrante influence. La vraie souveraineté, celle que tous les hom- mes acceptent, que tous les esprits acclament, que tous les cœurs, même les plus hostiles, bé- nissent, c'est la souveraineté du génie mis au service du bien ; c'est cette suprême majesté où la foi et la raison, la vertu et la science, la sagesse, la justice, la probité, l'amour, se con- centrent comme en un foyer pour projeter leurs rayons bien au delà du temps et de l'espace, pour illuminer, guérir, purifier, féconder ; c'est cet ascendant moral auquel rien ne résiste, et qui provoque l'estime, le respect, les regards admiratifs de l'humanité entière, parce qu'il s'exerce pour l'avantage de tous. Telle a été, mes Frères, la royauté de Léon XIII, du grand et noble vieillard qui, malgré le poids de l'âge et à travers les grilles d'une prison, n'a cessé pendant vingt-cinq ans d'arborer d'une main ferme et de faire flotter au-dessus des nations, le drapeau de toutes les saintes causes, de toutes les pures doctrines, de tous les droits, de tous les progrès, de toutes les saines libertés. Disons-le, et proclamons-le bien haut : il était 208 DISCOURS ET ALLOCUTIONS vraiment roi, roi unique et sans rival, roi reconnu de tous, ce Pape à l'âme magnétique, aux in- tuitions d'aigle et aux tendresses de mère, qui a vu l'humanité s'agenouiller à ses pieds, des foules innombrables accourir près de son trône, des ministres, des potentats, signer sous sa dictée la censure de leurs propres actes, des princes de tous les âges, de toutes les races, de toutes les croyances, lui apporter leurs hommages, pour ne pas dire quelque fleuron de leur couronne, des savants de toutes les contrées s'incliner de- vant son génie, des impies eux-mêmes lui payer comme à regret l'instinctif tribut de leur plus vive et de leur plus expressive admiration. Où trouver, d'un côté, plus de prestige et plus de grandeur ; de l'autre, plus de déférence, plus de soumission, plus de vénération ? * * * Royauté spirituelle, la seule capable de domi- ner et de gouverner les âmes, cette influence du grand Pontife a été par-dessus tout une royauté de science et de doctrine, d'enseignement et de lumière : lumen in cœlo. Sans doute, mes Frères, la vérité catholique -est immuable en son essence ; elle ne saurait, quoi que prétendent certains fabricants de sys- tèmes, suivre et subir la loi d'évolutions intimes DISCOURS ET ALLOCUTIONS 209 et de transformât ions progressives, où elle perdrait bientôt de son invariable plénitude. Mais sans cesser d'être elle-même, et par le fait qu'elle règne sur des esprits bornés, elle a besoin d'explications, de développements, d'éclaircisse- ments, qui la montrent sous des aspects ignorés ou mal perçus, et qui en fassent briller tout l'éclat et toute la beauté. Cela est surtout nécessaire à certaines époques de vie intense et de fièvre intellectuelle où le vrai et le faux semblent voi- siner dans une plus déplorable confusion. Léon XIII, plus peut-être que la plupart de ses prédécesseurs, a fait œuvre d'enseignement : philosophie, théologie, histoire, littérature, sciences juridiques et morales, questions politiques et sociales, rien n'a échappé à ce regard de maître ; il a sondé tous les problèmes ; il a porté le flam- beau d'une doctrine toujours sûre, toujours vivante, toujours transparente, dans les replis les plus profonds de la pensée chrétienne ; il a relevé le niveau des études et des lettres sacrées ; il a refoulé le flot du positivisme contemporain. Il a tracé très haut dans l'histoire un large et pur sillon qui marquera, aux yeux des peuples, l'œuvre la plus puissante et l'effort le plus lumineux de la civilisation moderne, et qui dictera, sans doute, à la postérité cette désignation glo- rieuse : le siècle de Léon XIII. Du reste, mes Frères, en illuminant de tant 14 210 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de clartés le siècle passé, Léon XIII, mieux que personne, a préparé le siècle nouveau. C'est même ce siècle où nous entrons qui bénéficiera davantage des sages enseignements donnés au déclin d'un âge disparu. Si, en effet, l'astre du jour prend de longs mois à dorer, dans la plaine onduleuse, les blés et les moissons, le soleil de la vérité, malgré sa force rayonnante, prend souvent de longues années à mûrir, dans l'esprit des généra- tions, les idées qu'un semeur prévoyant y a jetées. L'influence doctrinale de Léon XIII n'est encore qu'à son début. Elle grandira, elle se déploiera, elle portera des fruits chaque jour plus visibles, à mesure que le progrès des temps et le tra- vail des intelligences permettront à cette sève divine de mieux circuler dans l'immense réseau des écoles catholiques, comme aussi dans tous les canaux et dans toutes les artères de l'organis- me social. * * Car, mes Frères, ce n'est pas seulement dans l'ordre spéculatif, c'est encore sur le terrain pra- tique et dans la sphère et l'action directrice des sociétés, que l'illustre Pontife, dont nous pleu- rons la perte, a fait sentir son autorité bien- faisante. Tout philosophe qu'il fût, et attaché (comme il le prouva maintes fois) aux vieilles DISCOURS ET ALLOCUTIONS 211 doctrines scolastiques, il n'en a pas moins rempli, concernant l'orientation sociale de notre époque, un rôle des plus actuels et des plus féconds. J'oserai même dire que si, pour employer une expression chère à plusieurs, Léon XIII peut être appelé un Pape " moderne, " c'est qu'il a été en même temps, c'est qu'il a été avant tout un Pape philosophe. La philosophie plane sur les sommets. Elle voit de haut et de loin. Elle possède des idées supérieures, des formules générales, des princi- pes universels qui, à raison même de cette univer- salité, embrassent tous les temps, font la lumière sur tous les besoins, suggèrent pour les maux les plus divers les remèdes les plus appropriés. C'est grâce à l'heureuse alliance des clartés sur- naturelles de la foi et des fortes conceptions philosophiques dont son esprit s'était enrichi, que Léon XIII a su définir avec tant de préci- sion les rapports de l'Eglise et de l'Etat, mettre à nu, pour les proscrire, les erreurs sociales les plus subtiles, établir et revendiquer les droits de l'action religieuse dans la formation de l'en- fance et de la jeunesse, régler l'accord entre le capital et le travail, tracer à la démocratie le seul chemin qu'il lui soit permis de suivre et qui la puisse sauver des écueils du socialisme et de la démagogie. N'est-ce pas là une œuvre supérieure à tous, 212 DISCOURS ET ALLOCUTIONS les éloges et digne de F éternelle reconnaissance des sociétés ? Oui, Léon XIII a aimé le peuple ; il s'est dévoué à son service ; il s'est incliné sur son cœur pour en saisir tous les battements ; il a déployé, pour lui venir en aide, toutes les ressources de sa foi et tous les ressorts de son génie. Mais, à la différence de tant de meneurs qui n'ont pas honte de spéculer sur les passions humaines, et d'exploiter à leur profit les ambi- tions et les aspirations populaires, il a servi le peuple, non en le trompant, mais en l'éclairant ; non en l'alléchant par l'appât d'avantages fictifs et d'un bonheur mensonger, mais en lui incul- quant la saine notion de ses droits et la juste com- préhension de ses devoirs. On a dit, mes Frères, pour justifier certaines tendances, on a dit et répété que, sous le règne •de Léon XIII, la papauté avait évolué dans le sens démocratique. Ce langage est pour le moins équivoque. Une institution que Jésus- Christ a lui-même fondée, qu'il n'a cessé et qu'il ne cessera, jusqu'à la fin des siècles, de guider dans les nobles sentiers de la vérité et de la jus- tice, n'admet guère de ces manœuvres obliques, de ces pratiques tournantes, et de ces mouve- ments de bascule. Ce qu'il serait plus exact d'affirmer, c'est que la papauté, en étendant aux forces grandis- santes de la démocratie cette action ferme et DISCOURS ET ALLOCUTIONS 213 sagace qu'elle exerça jadis sur les pouvoirs absolus, est demeurée elle-même, c'est-à-dire une institution propre à tous les temps, comme elle est faite pour tous les peuples ; c'est que le chef de l'Eglise, par ses sages paroles, sa bonté prévenante, ses actes conciliants, a voulu chris- tianiser le monde moderne, non le flatter et l'exal- ter au détriment d'un passé plein de gloire ; c'est que, en un mot, Léon XIII a fait, mais avec la marque distinctive de son génie, ce que firent tous ses prédécesseurs : adapter et propor- tionner les moyens et les méthodes de l'action religieuse aux besoins variables des sociétés. * * * Le Pape, mes Frères, comme l'Eglise dont il personnifie l'esprit, comme Jésus-Christ et comme Dieu dont il est le représentant, cherche avant tout le salut des âmes ; vers ce but tendent tous ses actes, convergent tous ses enseignements. S'il occupe la Chaire apostolique, c'est pour suivre les traditions que ce nom même impose ; c'est pour remplir une mission d'apôtre. Quel apostolat que celui du grand Léon XIII ! Sa parole pleine, riche, vigoureuse, rappelle celle de saint Paul. On sent ce cœur généreux battre et frémir sous l'écorce littéraire et savante de tous ses écrits. A la vue des erreurs et des 214 DISCOURS ET ALLOCUTIONS corruptions humaines, tantôt son âme éclate en douloureux gémissements ; tantôt elle se répand en justes reproches, tempérés toutefois par une suave charité ; tantôt prenant le ton de l'ardente supplication et en des accents divi- nement émus, elle invite, elle exhorte les sociétés coupables à rentrer en elles-mêmes et à désa- vouer leurs fautes, elle les adjure de secouer le joug néfaste qui les asservit, et de rendre enfin au seul Roi nécessaire, et à Tunique Maître souverain de tous les peuples et de tous les em- pires, le trône social que l'athéisme lui a ravi. Ce caractère apostolique de Léon XIII s'est révélé tout spécialement dans ses appels si ar- dents et si touchants en faveur de l'unité chré- tienne. Comme toutes les grandes âmes éprises de la passion du bien, lui aussi, il a rêvé l'unité : l'unité des esprits dans la foi, l'unité des cœurs dans la charité, l'unité des forces morales et de l'action sociale dans l'attachement à cette Eglise romaine qui est le rempart du droit, la colonne et le soutien de la vérité : Columna et firmamentum veritatis1. Aussi l'a-t-on vu, spectacle admirable ! tour- ner amoureusement ses regards vers l'Orient déchiré par les sectes, et demander à tous ces chrétiens, dont les dissensions déshonorent le 1. / Tim., m, 15. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 215 berceau du Christ, de cesser leurs luttes infécon- des, de reconnaître pour leur tutrice l'antique Eglise qui les porta dans son sein, de s'unir, soumis et joyeux, à leurs frères sous la houlette clémente du successeur de saint Pierre. Quelle hauteur de pensée dans ces tentatives de rappro- chement ! quel zèle pour la vérité ! quelle ten- dresse et quel dévouement pour les âmes ! Vers le même temps, l'immortelle lettre au peuple anglais portait vers d'autres plages un message non poins pressant de réconciliation et d'union. Et en voyant cet auguste vieillard, le front ceint du nimbe de la paix, tendre ses mains suppliantes, tantôt vers l'Orient, tantôt vers l'Occident, com- me pour embrasser dans une même étreinte tout l'univers, on se disait : Que c'est bien là le vi- caire de Celui qui s'est proclamé dans l'Evangile le Chef de l'humanité, et qui a laissé au monde cette parole grosse d'espérance : "Il n'y aura plus qu'un seul bercail et qu'un seul pasteur ; fiet unum ovile et unus pastor1. " Léon XIII, mes Frères, a poussé ce zèle pour les âmes jusqu'aux dernières limites ; il a pour- suivi sans relâche, des traits de sa charité, les peuples et leurs chefs rebelles ; nous pourrions ajouter qu'il est mort dans un duel sublime entre l'ingratitude et l'amour. Nul mieux que lui 1. JOAN., X, 16. 216 DISCOURS ET ALLOCUTIONS n'a prouvé combien l'Eglise sait allier à l'inflexi- ble rigidité des principes, la patience, la bien- veillance, la condescendance des procédés et des égards dus aux personnes. Pourquoi tant de faux chrétiens, et tant de politiques sans con- science et sans vues, cantonnés dans le préjugé ou aveuglés par la haine, se sont-ils obstinés à repousser cette main amie qui leur apportait, avec la religion, l'ordre, la sécurité et la paix ? Le saint Pontife a fermé les yeux sans avoir vu se réaliser ce vœu si cher à son cœur : le re- tour des nations égarées au Dieu de Charlema- gne et de saint Louis. Du moins, ses nobles efforts n'auront pas été vains. Le soleil disparu derrière la montagne ne continue-t-il pas d'embraser l'horizon de ses feux ? Les feux resplendissants du pontificat de Léon XIII, longtemps encore après la dispa- rition de cet astre, rayonneront sur les âmes en reflets de vérité et de grâce ; ces clartés dissipe- ront les ténèbres ; le bien l'emportera sur le mal ; le droit triomphera de la ruse et de la force brutale. L'Eglise, espérons-le, reprendra sur tous les peuples son influence première, cet em- pire de foi, de moralité et de justice, dont le der- nier pape a si souvent et si éloquemment parlé, et que, dans ses démarches de haute et saine poli- tique, il a si persévéramment travaillé à faire prévaloir. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 217 * * * Pour nous, mes Frères, qui avons eu le bon- heur de vivre sous son sceptre, de prêter une oreille docile à ses enseignements, de comprendre et d'apprécier, en les recevant de sa main, les bienfaits sans nombre dus à la Papauté, nous comprenons aussi, mieux peut-être qu'aucun autre peuple, l'immensité du deuil où l'Eglise vient d'être plongée. En perdant ce Pontife illustre, nous avons perdu, nous le savons, non seulement un guide infaillible, non seulement un pasteur vénéré, mais aussi le meilleur, le plus éclairé et le plus dévoué des pères. Nous nous sentons atteints au cœur, au plus intime de notre être, dans cette partie de nous-mêmes où l'af- fection, transfigurée par la foi, puise à des sources plus hautes une plus profonde et plus filiale ten- dresse. Que faire pour exhaler notre douleur, si ce n'est répéter avec tristesse les accents pleins de larmes du prophète Jérémie : " Notre joie s'est évanouie; nos chants se sont changés en la- mentations ; la couronne de notre tête est tom- bée ! Defecit gaudium cordis nostri ; versus est in luctum chorus noster ; cecidit corona capitis nostri. " Pourtant, je me hâte de l'ajouter, cette tristesse,, quelque vive et quelque légitime qu'elle soit, n'est pas de celles qu'aucune pensée n'adoucit 218 DISCOURS ET ALLOCUTIONS et qu'aucune consolation ne tempère. Si, d'une part, la mort de Léon XIII nous attriste, de l'autre la vie féconde et indéfectible de l'Eglise, sa forte et inépuisable jeunesse, nous réjouit. De cette tombe à peine fermée sur le plus au- guste des souverains, de cette pierre sépulcrale qui, sous l'œil recueilli des anges, gardera les restes mortels d'un des plus grands papes, d'un des plus profonds penseurs, d'un des plus insi- gnes bienfaiteurs de l'humanité, de ce monu- ment funéraire devant lequel Rome et le monde dénient avec respect et où nos lèvres émues vou- draient pouvoir déposer un suprême et pieux hommage, s'échappe comme un écho d'espérance et comme un gage d'immortalité ! Une voix monte à nos oreilles, dont le son a déjà consolé les deuils les plus cruels, et dont les promesses ont relevé les courages les plus abattus : ' Ecce ego vobiscum sum usque ad consummationem sœculi ; voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles1. " Léon XIII, mes Frères, a pu mourir ; le Pape ne meurt pas. Et demain peut-être, porté sur les ailes des vents, retentira par toute la terre et jusque dans les plus humbles hameaux, cet authentique mes- sage de salut et d'allégresse : Habemus ponti- 1. Mattel, xxviii, 20. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 219 ficem. Et nous pourrons, joyeux, redire avec assurance : oui, nous avons encore, nous avons de nouveau un pontife, un pontife agréé de Dieu, reconnu par l'Eglise, acclamé par le peuple chré- tien, un chef qui lui aussi, et dans l'acception la plus haute, veut être notre roi, notre docteur, notre guide, notre sauveur, notre père. Consolons-nous à cette pensée, et emportons avec nous cet espoir déposé par le ciel lui-même au plus profond de nos cœurs. ORAISON FUNÈBRE DE MGR ELPHÈGE GRAYEL Premier évêque de Nicolet Prononcée à Nicolet le 2 février 1904 Sapiens in populo** hceredi- tabit honorent, et nomen illius erit vivens in œternum. Le sage jouira, comme d'un héritage, de la considération de tout le peuple, et son nom vivra éternellement. Eccli., xxxvn, 29. Excellence1, Messeigneurs2, Mes Frères, En face de la tombe où, par un de ses coups longuement préparés, la mort vient de coucher le premier citoyen de cette ville et le 1. Mgr D. Sbarretti, arch. d'Ephèse, Délégué Apostolique au Canada. 2. La plupart des archevêques et évêques de la province de Québec. 222 DISCOURS ET ALLOCUTIONS premier pasteur de ce diocèse, notre esprit, avide de contrastes, se reporte instinctivement à la journée historique du vingt-cinq août, mil huit cent quatre-vingt-cinq. Nicolet était dans la joie : jamais soleil de fête n'avait lui plus radieux au front de ses édi- fices richement décorés ; une foule jubilante inondait ses rues et les abords de son temple. Un prélat, jeune encore, dans toute la force du talent, dans tout l'éclat de la vertu, dans toute la fraîcheur de l'onction épiscopale, se présentait devant le clergé et le peuple réunis, tenant en main deux décrets de l'autorité sou- veraine : l'un érigeant Nicolet en diocèse dis- tinct ; l'autre le constituant lui-même premier titulaire de ce diocèse. Une Eglise venait de naître, confiante, vigoureuse, pleine de sève ; et celui qui allait désormais veiller sur son ber- ceau, diriger ses premiers pas, favoriser tous ses progrès, apportait à cette œuvre, avec les bénédictions du Pasteur suprême des âmes, une intelligence d'élite, une volonté ferme, et un cœur d'apôtre. Dix-huit années ont passé sur cette Eglise nouvellement fondée, années de soucis et de la- beurs pour son chef, années de prospérité et de croissance pour elle ; et alors qu'elle entretenait l'espoir de vivre longtemps encore sous la tu- telle bienfaisante de ce chef vénéré, bientôt DISCOURS ET ALLOCUTIONS 223 le bâton pastoral s'est brisé dans les mains dé- faillantes du pontife, et voici qu'aujourd'hui nous avons la douleur de le voir, lui jadis si actif, réduit à l'impuissance d'un cadavre et gisant comme le plus humble des fidèles dans la poussière du cercueil. Est-ce donc là tout ce qui reste d'un homme si considéré et d'une carrière si féconde ? Pasteur zélé et généreux, n'a-t-il tant travaillé, tant aimé, tant souffert, que pour fournir à la mort l'occasion d'un plus éclatant triomphe, et la tombe, où il vient de descendre, l'aura-t-elle enseveli tout entier ? Non, mes Frères, car l'homme sage laisse après lui des œuvres, des exemples, des enseignements qui honorent sa. mémoire et immortalisent son nom. Sapiens in populo hœreditabit honorent, et nomen illius erit vivens in œternum. Est-il besoin de le dire ? il y a deux sortes de sagesse, aussi différentes l'une de l'autre que la terre diffère du ciel. La première, la sagesse mon- daine, n'obéit qu'à des motifs humains ; elle ne poursuit rien de grand, et n'édifie rien de stable, parce qu'elle prend pour base de toutes ses entre- prises le mobile terrain de l'opinion et de la for- tune. La seconde, la sagesse chrétienne, s'inspire de motifs plus nobles et d'intérêts plus élevés ; c'est en Dieu qu'elle puise toutes ses lumières et toutes ses forces, c'est à Dieu qu'elle rapporte le fruit 224 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de tous ses travaux, et voilà pourquoi ses œuvres, en dépit de tous les revers, ont la solidité des choses divines, des choses établies sur le Christ : angulari lapide Christo Jesu. Ces paroles, mes Frères, sont la devise même dont le regretté Monseigneur Gravel voulut * orner ses armes, et elles nous montrent assez quelle fut, dès le principe, l'orientation de son esprit, et quelle sagesse présida non seulement à sa carrière d'évêque, mais à ses actes antérieurs et à sa vie tout entière. — Oui, étudiez l'histoire de l'illustre défunt ; considérez-le dans les situa- tions diverses à travers lesquelles Dieu l'a con- duit, et dites-moi si, vraiment, il n'a pas su mé- riter le nom de sage, si, effectivement, la vraie sagesse, celle qui descend de Dieu et remonte jusqu'à Dieu, n'a pas été l'âme de ses pensées, l'aliment de sa parole, le mobile de ses actions, le secret de ses succès comme le baume de ses tristesses, en un mot, la grande force et le pre- mier ressort de sa vie. I Dès l'âge le plus tendre, ce futur général dans l'armée catholique comprit qu'un des premiers devoirs de l'homme sur la terre est d'obéir ; que cette obéissance est un honneur, une force, une sauvegarde. Et en effet, soit au foyer DISCOURS ET ALLOCUTIONS 225 de la famille, soit dans les diverses maisons enseignantes où s'écoula son adolescence, tou- jours, assure- t-on, il montra ce respect religieux de l'autorité qui fut Tune des marques distincti- ves de sa vertu. Aussi bien, un tel respect dans le cœur d'un jeune homme ne va pas sans l'amour de l'étude, sans l'attachement au devoir, sans l'esprit de piété et de régularité. C'est par ces qualités et ces heureuses dispositions d'une âme mue par la grâce, que le jeune Gravel se préparait, sans le savoir, à devenir un jour l'instrument docile et l'exécuteur efficace des plus hautes œu- vres divines. Le sacerdoce l'attirait : c'était, malgré quel- ques doutes où oscillait son esprit, l'objet réel et prédominant de ses vœux, la secrète et suprême ambition de cette vie bientôt mûre pour le sa- crifice. Après quelques années d'enseignement classique et d'études cléricales, il fut ordonné prêtre le onze septembre mil huit cent soixante-dix. Mon intention n'est point de suivre pas à pas et dans toutes ses phases la carrière sacerdotale du nouvel élu de Dieu. Ceux qui le connurent, soit comme vicaire à Sorel et à Saint-Hyacinthe, soit comme curé de Saint-Damien de Bedford, soit plus tard comme curé et chanoine de la cathé- drale de Saint-Hyacinthe, savent mieux que moi avec quel zèle, quel esprit de foi, quel amour de Jésus-Christ et des âmes, l'abbé Gravel s'acquitta 15 226 DISCOURS ET ALLOCUTIONS tour à tour de ces graves et importants minis- tères. La variété de ses connaissances, ses convic- tions fortes et ardentes, sa chaleur communi- cative, le tour original et saisissant de sa dic- tion, donnaient à sa parole un charme et une puissance qui en ont fait un des prédicateurs les plus recherchés de son époque. Comme tous les vrais apôtres, il se sentait un penchant irrésistible pour la, jeunesse, pour ces âmes neuves, candides, impressionnables " dont la culture, — selon l'expression d'un grand écri- vain, — fut toujours le sommet des choses et le goût des sages. " Car, " c'est dans le cœur du jeune homme que se creusent et s'assoient les forteresses de l'âge mûr. " Aussi convient-il de rappeler quels soins empressés l'abbé Gravel ne cessa de prodiguer aux jeunes gens soumis à son action, de quelle affection sincère il les en- tourait, et quelle influence salutaire il exerçait sur eux. C'est sous son administration, et grâce à ses efforts, que les écoles de la ville de Saint- Hyacinthe subirent une transformation des plus heureuses en passant aux mains des Frères du Sacré-Cœur et en tombant ainsi sous le con- trôle le plus assidu et le plus dévoué de la religion. Je me hâte, mes Frères, d'arriver au point culminant de cette carrière déjà si pleine de mérites, et que Dieu allait bientôt combler de DISCOURS ET ALLOCUTIONS 227 nouveaux dons et couronner de la gloire des Pontifes. Le chanoine Gravel, dont les travaux avaient altéré la santé, était allé à Rome refaire ses forces, et puiser en même temps, à cette source de grâces, les trésors de piété et de religion que toute âme vraiment sacerdotale y découvre. Il arriva que Mgr Taschereau, archevêque de Québec, se trouvant lui-même alors dans la Ville éternelle, crut devoir mettre à profit les dispositions obligeantes du sympathique cha- noine et le créer son vicaire général et son chargé d'affaires. C'est là que Dieu l'attendait pour l'élever au rang des princes de son peuple. Il ne m'appartient pas de relater et encore moins d'apprécier les circonstances qui amenè- rent la formation du nouveau diocèse dont cette ville est devenue le centre. Ce qui entre plus directement dans mon sujet, c'est que l'abbé Gravel, dans ses rapports avec le Saint-Siège, sut si bien gagner sa confiance que le Souverain Pontife Léon XIII n'hésita pas, par un acte tout personnel, à le choisir comme premier évêque de Nicolet, donnant pour raison de ce choix qu'il " le connaissait. " C'est donc à Rome même que Mgr Gravel fut nommé évêque ; à Rome aussi que lui fut donnée la consécration épisco- pale ; à Rome et de la bouche du Pape qu'il reçut ces sages et paternels avis dont l'exprès- 228 DISCOURS ET ALLOCUTIONS sion et le souvenir devaient être pour lui tout un programme. Certes, un épiscopat créé sous de tels auspices et éclos, pour ainsi dire, au foyer même de toute lumière et de toute juridiction, ne pouvait manquer de s'épanouir en œuvres fécondes et de produire les meilleurs fruits. L'avenir, oserai-je affirmer, n'a pas trompé ces espérances. Et parce que, mes Frères, tout progrès religieux repose, en définitive, sur des principes sûrs ; parce que tout évêque, digne de ce nom, doit d'abord et avant toutes choses, se faire l'inter- prète fidèle des croyances et des doctrines de l'Eglise romaine, il est juste de reconnaître combien Mgr Gravel se montra constamment jaloux de reproduire ces enseignements, de les propager, de les soutenir, d'en assurer partout le triomphe. Les esprits, du reste, n'étaient-ils pas merveilleusement préparés à recevoir sa parole ? Cette terre si religieuse, et si foncière- ment catholique, de la région nicolétaine, n'avait- elle pas été, depuis longtemps déjà, cultivée et ensemencée, d'une part par les hommes distin- gués qui ont fait du collège de Nicolet un foyer lumineux de science chrétienne, de l'autre par les très dignes et très dévoués évêques des Trois- Rivières ? L'illustre Mgr Laflèche, pour ne parler que de ce dernier, n'avait-il pas marqué du sceau de sa pensée si fortement orthodoxe, et du cachet DISCOURS ET ALLOCUTIONS 229 de sa parole si puissamment persuasive, les cœurs dont il était le guide vaillant ? Le nouveau prélat n'avait donc qu'à féconder la semence jetée en si bonne terre, qu'à la déve- lopper et à la faire grandir sous le souffle de sa foi ardente, et de sa chaude et sincère éloquence. Il n'a pas failli à la tâche. Si en effet nous re- cueillons tous les échos de son apostolat, si nous parcourons les écrits qu'il a laissés, ses lettres, ses discours, en particulier, celui qu'il prononça aux fêtes cardinalices de Québec, et qui jeta un si beau lustre sur ces solennités, nous voyons partout s'affirmer, sous sa plume, ou sur ses lèvres, une idée dominante et maîtresse : le progrès de la foi et de la vie chrétienne, sous la direction infaillible du Pontife romain, dans l'obéissance aux chefs spirituels qui tiennent de Rome même et leur autorité et leur doctrine. Au surplus, le zèle pastoral de Mgr Gravel ne s'est pas enfermé dans le cadre purement théorique de l'enseignement et de la parole. Des devoirs d'un autre ordre sollicitaient son ardeur et allaient lui permettre de déployer avec succès, sur un théâtre plus matériel, les ressources variées de son esprit. Je ne voudrais pas dire, mes Frères, que l'Eglise fondée sous ses yeux, et qu'on venait de re- mettre en ses mains, fût dans cet état et ce chaos initial où tout est à créer, tout à organiser. Loin 230 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de là. L'évêque, dans son mandement d'entrée, se félicitait de trouver près de lui un clergé zélé et pieux, rompu au service des paroisses, et, aussi, dans son séminaire existant depuis près d'un siècle, une pépinière féconde de citoyens in- struits et d'ouvriers évangéliques. Mais il n'en est pas moins vrai que la fondation d'un diocèse, par les besoins qu'elle fait surgir, comme par les progrès qu'elle fait entrevoir, nécessite la création d'œuvres multiples, de nouveaux cen- tres paroissiaux, de nouveaux asiles de charité, de nouveaux foyers d'enseignement. Disons-le à la louange du regretté défunt : il s'est montré à la hauteur de sa charge. Quinze nouvelles paroisses établies par ses soins ; plus de quarante églises construites ou restaurées ; la ville épiscopale dotée d'institutions diverses, d'établissements de piété, d'éducation, de bien- faisance, qui sont sa gloire et son orgueil ; des couvents, des académies créés ou agrandis, de manière à former dans les centres principaux du diocèse comme autant d'organes de la vie et de l'activité catholique ; voilà certes un état administratif qui fait honneur au premier évêque de Nicolet, et qui témoigne tout à la fois de sa haute prévoyance et de l'action incessante de son zèle. C'est bien là une des marques de cette sagesse chrétienne, dont je parlais en com- mençant, sagesse qui se dépense généreusement DISCOURS ET ALLOCUTIONS 231 pour Dieu, et que Dieu approuve et bénit : vir sapiens implebitur benedictionibus1 . Me permettra-t-on d'ajouter que, dans ce labeur fécond, il revient une part honorable au concours de l'amitié la plus active et la plus fi- dèle, une part aussi à la coopération docile et à la collaboration empressée de toutes les forces religieuses et civiles de ce diocèse ? Monseigneur Gravel voyait avec bonheur prospérer l'Eglise de Nicolet. Il aimait cette épouse mystique, ses prêtres, et tout son peu- ple ; il l'aimait de toute la tendresse qu'un père a pour sa famille ; il concentrait sur cette portion du troupeau de Jésus-Christ les affections les plus vives, les sollicitudes les plus attentives de son âme, sans cependant oublier l'aide éclairée et vigilante qu'un évêque doit aux intérêts généraux de la religion. Car, dans l'Eglise, tous les membres de la hiérarchie sont solidaires : ministres d'un même Dieu, lieutenants d'un même chef, ils poursui- vent une fin identique qui est la glorification de Dieu par le salut du peuple chrétien. C'est en proclamant les mêmes doctrines, en soute- nant les mêmes principes d'ordre et de justice, en sauvegardant les mêmes droits menacés qu'ils se prêtent à eux-mêmes, dans une mutuelle 1. Eccli., xxxvn, 27. 232 DISCOURS ET ALLOCUTIONS entente, le secours de leurs conseils et l'appui de leur autorité. Monseigneur Gravel sut com- prendre ce grave devoir et cette haute responsa- bilité de sa charge ; et, chaque fois que l'occa- sion s'en offrit, il plaida avec courage, de con- cert avec ses collègues, la cause sacrée des li- bertés catholiques et de l'éducation chrétienne en ce pays. C'est le même sentiment de zèle patriotique, et de parfait dévouement à l'Eglise, qui le fit travailler avec tant d'ardeur à la glorification du premier évêque de Québec. Il professait pour le vénérable François de Laval une admira- tion pieuse, voisine de l'enthousiasme, et, je suis heureux de le déclarer ici, l'histoire comptera Monseigneur Elphège Gravel parmi les promo- teurs les plus ardents, les plus convaincus, les plus persévérants du culte de ce grand serviteur de Dieu et de sa patrie. II Cependant, mes Frères, le mérite vrai, l'influence bienfaisante d'un évêque ne se mesurent pas seu- lement au nombre et à l'excellence des œuvres issues de son zèle. Il y a chez l'homme de bien un rayonnement de vie intérieure qui exerce sur les âmes une action merveilleuse, et consti- tue, j'oserai le dire, son meilleur titre à la re- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 233 connaissance publique. Car la plus belle œuvre qu'un chrétien fervent, à plus forte raison un prêtre et un pasteur, puisse accomplir, n'est-ce pas celle d'une vie sainte, d'une existence où la loi divine se reflète dans toute la beauté et dans, toute la fécondité de l'exemple ? Je croirais manquer à ma tâche et tromper l'attente de cet auditoire, si je n'essayais de mettre en relief les traits distinctifs qui ont caractérisé l'éminente vertu du premier évêque de Nicolet. Qui de vous, mes Frères, n'a souvent admiré son grand esprit de foi ? La foi, nous le savons, est la base de toute vraie sagesse, parce que c'est elle qui nous montre en Dieu le principe de toutes choses, le terme de toute vie, le point de con- vergence de toutes nos pensées et de tous nos travaux ; parce que c'est elle encore qui enchaîne nos volontés et nos vues à l'empire de Jésus- Christ et de son premier représentant sur la terre. Homme de foi, Monseigneur Gravel le fut à un degré supérieur. Je n'en veux d'autre preuve que le zèle admirable qu'il mit à multiplier, au prix de mille sacrifices, les tabernacles dans son diocèse, et à faciliter ainsi aux âmes religieuses le culte de Notre-Seigneur et l'accès à son Cœur divin. C'est le même esprit de foi qui l'attachait au Pontife romain par toutes les fibres de son 234 DISCOURS ET ALLOCUTIONS âme, et qui lui faisait regarder chacune de ses paroles comme un oracle du ciel. Le Pape, oh ! comme il l'aimait ! comme il le vénérait ! Avec quelle joie profonde, avec quelle émotion at- tendrie et respectueuse, lors des nombreux voyages qu'il fit à Rome, il allait se jeter aux pieds de Léon XIII, lui parlant avec abandon, lui expo- sant avec bonheur l'état florissant de son diocèse et recevant chaque fois, de ce Père bienveil- lant, le plus favorable accueil. Léon XIII, dont il était pour ainsi dire la créature, le traitait comme un fils privilégié. Aussi est-ce les larmes aux yeux que le printemps dernier, au retour de la Ville éternelle, il racontait les détails de son audience d'adieu, audience où le " vieux Pape, ' sentant sa fin prochaine, avait comme déversé dans le cœur de l'évêque, brisé lui-même par la maladie, les trésors de bonté touchante et de paternelle tendresse dont son âme était remplie. Assurément, tant de foi en Dieu, tant d'amour pour Jésus-Christ et pour le chef de son Eglise, ne sauraient régner dans une âme, sans élever cette âme, par les pratiques de la prière, bien au- dessus d'elle-même et de tout ce qui l'entoure. Mgr Gravel était homme d'oraison : son esprit vivait habituellement de Dieu, son cœur battait pour lui ; un parfum de piété simple et mo- deste émanait de toute sa personne. Lorsqu'il célébrait les divins mystères, quel respect, quelle DISCOURS ET ALLOCUTIONS 235 religion marquait cette action sainte ! Sa pensée fortement recueillie s'y absorbait tout entière et répandait sur tous ses traits comme un reflet des choses célestes. Autant, dans les cercles intimes, il savait s'affranchir d'un formalisme étroit et austère, autant, dans la pompe des solennités liturgiques, il paraissait digne et po- sé. La bonhomie du père n'altérait nullement en lui la gravité du pontife. Comment, ici, ne pas rappeler sa dévotion filiale envers la Très Sainte Vierge ? Il avait mis en elle la plus entière confiance ; il récitait fréquemment son chapelet ; il portait avec lui cette armure spirituelle, comme le soldat porte une arme éprouvée et victorieuse. Par un attrait qu'expliquent les événements de sa vie, ce que le pieux prélat se plaisait à honorer davantage en Marie, c'était la mère affligée, la mère souf- frante, la mère au cœur transpercé des douleurs de son propre Fils. N'était-il pas lui-même, en effet, un homme de douleurs ? N'a-t-il pas, pendant treize ans, porté la croix d'une maladie cruelle, de ce mal irrémédiable qui l'a conduit prématurément au tombeau ? Ne fut-il pas cru- cifié, et dans sa chair, et dans son cœur, par les plus rudes épreuves qui puissent meurtrir l'âme d'un évêque ? Nous répétions tout à l'heure, en les appli- quant à l'évêque défunt, ces paroles de l'Esprit- 236 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Saint, que " l'homme sage sera comblé de bé- nédictions ; vir sapiens implebitur benedictio- nibus. " Y a-t-il, vraiment, lieu de parler de bénédictions au souvenir de tant d'afflictions, en face d'un cadavre labouré par tant de dou- leurs, et en présence d'une vie qui a fléchi sous le poids des plus lourds fardeaux et des plus pénibles infortunes ? Ah ! c'est ici, mes Frères, que l'on touche du doigt l'étroitesse de vues de la sagesse hu- maine et l'incomparable supériorité de la sa- gesse chrétienne. Pendant que l'une se trouble et se déconcerte, l'autre voit plus haut que les événements de ce monde ; ou plutôt dans ces incidents, agréables ou fâcheux, elle découvre les desseins et l'action de la Providence dispo- sant tout pour notre plus grand bien ; elle bénit avec un égal amour la main qui donne, et celle qui retire ; la main qui comble de faveurs, et celle qui accable de malheurs. Ce sera, on peut le dire, l'impérissable mé- rite de Mgr Gravel, d'avoir pris pour guide cette sagesse, et d'en avoir suivi et approfondi les leçons ; de s'être grandi lui-même au milieu des abattements, des effondrements de la vie ; d'avoir fait de toutes les ruines, entassées sous ses pieds, l'instrument de ses vertus et le piédes- tal de sa gloire. C'est Lacordaire qui a écrit : " A mesure que DISCOURS ET ALLOCUTIONS 237 l'homme vieillit, la nature descend, et l'âme monte. " Je dirai du digne prélat que nous pleurons : à mesure que les forces de son corps faiblissaient, sa foi en la Providence grandis- sait ; pendant que près de lui s'écroulait avec fracas l'œuvre de ses calculs et le fruit de ses travaux, son âme se purifiait, se spiritualisait, et montait. Elle montait vers les régions sereines de la résignation, de la paix, de l'abandon à Dieu ; elle montait vers les sommets de la plus haute grandeur morale, de cette grandeur éprouvée par les revers et consacrée par le sacrifice ; elle montait vers les sphères plus angéliques qu'humaines où le cœur, dégagé de tout lien terrestre, soumis et conformé au bon vouloir divin, n'a plus qu'une pensée, qu'une aspiration, qu'un désir, la pensée et le désir de saint Paul : desiderium habens dissolvi et esse cum Christo1. Là est la vraie gloire ; là est la marque des âmes saintes ; là est la perfection de la vertu, et, avec elle, le gage des bénédictions précieuses par lesquelles Dieu, tôt ou tard, féconde le sillon tracé dans les souffrances et dans les larmes. N'est-ce pas la croix qui a conquis le monde ? N'est-ce pas sa grâce qui l'a réformé, et régénéré ? Ne trouve-t-on pas la croix à la base de toute institution faite pour durer ? 1. Phil, i, 23. 238 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Mgr Gravel est mort, après avoir été témoin de la chute désastreuse de sa cathédrale, et sans avoir vu ce monument qui lui était cher, relevé de ses ruines. Mais, mes Frères, souvenons-nous de sa devise : angulari lapide Christo Jesu. L'œuvre du pieux évêque n'a pas été fondée sur le sable mouvant des espérances humaines ; il l'a assise sur le roc, sur le granit de la foi, sur cette pierre angulaire et inébran- lable qui est le Christ. Et voilà pourquoi elle se relèvera bientôt ; elle se relèvera par les soins d'un autre lui-même, de celui qui, en héri- tant de son sceptre, a hérité de sa gran- deur d'âme, de son dévouement et de son courage. Ce prélat selon son cœur, il l'avait lui-même choisi parmi les prêtres de son séminaire ; il se réjouissait de la force qu'un tel auxiliaire, aussi savant que zélé, apportait à sa faiblesse ,. et du fond de ses souffrances il répétait avec un accent ému la belle parole de l'apôtre : Cum infirmor, tune potens sum1. Ce choix de l'homme éminent, qui occupera désormais le trône épiscopal de Nicolet, restera comme une des preuves de la haute et pratique sagesse à laquelle l' évêque disparu savait demander ses lumières et ses inspirations. 1. 2 Cor., xii, 10. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 239 Et ce prélat lui-même, trop tôt enlevé à l'affection des siens, à la vénération de son clergé, à l'estime et au respect de tous ses diocésains, disons, pour clore ce modeste éloge, qu'il fut tout à la fois un noble éveque et un grand chré- tien : un noble éveque, dont les œuvres redisent à l'envi l'intelligence et le zèle ; un grand chré- tien, dont les vertus, poussées dans la douleur jusqu'à l'héroïsme, font et feront toujours l'ad- miration de ses concitoyens. Du haut du ciel où l'ont sans doute déjà porté tant de mérites, où le porteront sûrement vos suffrages, il continuera, mes Frères, d'étendre sur ce diocèse son regard et son bras protecteurs. Il l'édifiera par le souvenir de sa vie hautement chrétienne ; il le soutiendra par la force et l'ar- deur de ses prières. Il obtiendra du cœur de Dieu que les belles et saines traditions de foi et de pa- triotisme si fortement attachées au sol nicolétain, bien loin de subir aucune atteinte, s'y développent toujours davantage ; que les institutions et les œuvres d'où dépend votre avenir, marchent de progrès en progrès ; qu'une commune charité puisée aux sources divines, unisse tous les esprits, toutes les volontés, tous les cœurs, sous la hou- lette de celui qui sera dorénavant, et dans le sens le plus vrai, l'artisan éclairé de vos destinées et le père surnaturel de vos âmes. Ainsi soit-il. ELOGE DE MGR CYPRIEN TANGUAY Prononcé à la Société Royale du Canada le 22 juin 1904 Messieurs, L'honneur que vous m'avez fait en m'appe- lant, je ne dirai pas contre mon gré, mais assurément contre mon attente, à prendre place dans vos rangs1, m'impose, avant toute chose, l'agréable devoir de vous en remercier. Je me sens, laissez-moi vous le dire, d'autant plus flatté de cette haute faveur qu'elle m'ouvre les portes d'une société où les sciences et les lettres semblent s'être donné rendez-vous pour en faire un cénacle digne des vieilles contrées de l'Europe. Avec une bienveillance et un désintéressement que j'admire, vous usez de l'autorité mise entre vos mains pour en opérer le partage ; vous vous 1. L'orateur prenait séance, ce jour-là même, à la Société Royale qui l'avait élu à la place vacante par le décès de Mgr Tanguay. 16 242 DISCOURS ET ALLOCUTIONS croyez tenus autant à récompenser le travail qu'à glorifier le talent ; vous embrassez dans votre sollicitude toutes les productions de l'es- prit, même les plus modestes ; vous n'estimez aucune science étrangère à l'œuvre d'encourage- ment, d'émulation et de progrès, que vous pour- suivez depuis plus de vingt ans, et qui a fait surgir x de notre sol littéraire toute une végéta- tion nouvelle. Et voilà pourquoi, Messieurs, la théologie elle-même, malgré le mysticisme de ses concep- tions et l'aridité systématique de ses formules, s'est vue honorée de vos suffrages et conviée, dans la personne de l'un de ses représentants, à vos périodiques réunions. J'y vois un hommage précieux rendu beaucoup moins à l'humble théolo- gien, devenu votre collègue, qu'à cette science religieuse dont il a osé se faire l'interprète et en laquelle tous se plaisent à reconnaître la plus pure et la plus élevée des sciences. Je mentionne à dessein ce caractère spécial et cette prééminence de la théologie, non certes par vain mépris pour ce qui n'est pas elle, mais pour faire voir quelles relations régnent entre les lettres divines et les lettres humaines, et comment la science de Dieu s'harmonise, par sa situation même, avec la science des choses de la terre, et comment aussi de ce foyer allumé et entretenu par la flamme religieuse s'échappe, à DISCOURS ET ALLOCUTIONS 243 travers toutes les manifestations de la pensée de l'homme, un rayonnement de vie, de vérité et de beauté. Le plus haut génie poétique de l'Italie, Dante, ne puisa-t-il pas aux sources des dogmes et des mystères chrétiens ses meilleures et ses plus sublimes inspirations ? Et n'a-t-on pas vu, en des temps plus rapprochés de nous, un autre génie transcendant, l'immortel Léon XIII, donner au monde le spectacle d'une alliance merveilleuse entre la foi et l'art, entre la religion et les lettres, entre la théologie et la poésie ? Ces considérations, Messieurs, suffiraient, s'il en était besoin, pour établir quels rapports d'in- timité et d'étroite parenté unissent la théologie et les autres branches du savoir ; elles suffiraient en même temps pour m'ouvrir toute grande la sympathie de vos esprits, si je n'en avais déjà reçu, par le fait même de mon élection, l'incon- testable témoignage. C'est pour moi un grand honneur que d'être admis à siéger dans cet aréopage des lettres canadiennes. Et c'est une faveur, dont je suis fier, que d'avoir été désigné comme le successeur, dans votre société, du regretté Mgr Tanguay. Le nom de ce prélat n'est-il pas synonyme de labeur, d'érudition et de patriotisme ? Si nos travaux ne se ressemblent guère, et s'ils ne se sont développés ni dans le même ordre d'idées, ni dans le même cadre de vie, ils semblent ce- 244 DISCOURS ET ALLOCUTIONS pendant se rejoindre et se confondre dans une commune pensée et dans un commun désir : la pensée et le désir de servir la cause religieuse. En effet, Messieurs, l'œuvre de Mgr Tanguay a été tout d'abord, et elle demeure avant tout une œuvre de religion. L'auteur du " Dictionnaire généalogique des familles canadiennes ' nous le déclare lui-même dans l'introduction de son ouvrage1 : " Chargé comme curé de faire observer les lois de l'Eglise qui concernent les alliances entre parents, j 'avais, dit-il, souvent remarqué comme ceux-ci oublient avec facilité les liens qui les unissent. Mais j'avais surtout été frappé des embarras de tout genre qu'on éprouve quand il faut déterminer, quelquefois au moment même du mariage, quels degrés de parenté existent entre les futurs époux. Mes vénérables confrères le savent mieux que moi. Les recherches auxquelles je dus me livrer dans ces circonstances, tout en augmentant mon goût et en me donnant plus de facilité pour ce genre d'études, me firent comprendre l'utilité, la nécessité même, d'un pareil dictionnaire : dès lors, je me décidai à l'entreprendre. ' L'abbé Tanguay, comme tous les artisans de travaux durables, tenait de la nature même un goût inné et de singulières aptitudes pour l'œuvre l. i Vol., pp. v, vi. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 245 à laquelle Dieu l'avait destiné. Mais cette œuvre n'eût peut-être jamais été conçue, elle n'aurait vraisemblablement jamais vu le jour, si le jeune abbé, chargé de bonne heure du ministère pa- roissial, n'avait été, dans l'exercice même de ses fonctions, sollicité et comme entraîné à y mettre la main ; s'il ne s'était senti au cœur un vif souci du bien, un profond amour de l'Eglise, un irrésistible désir d'assurer l'observation de ses lois et la paix des âmes. C'est ainsi que le monument, élevé par notre compatriote à la gloire de sa race et de son pays, est né d'une pensée de foi, et que l'Eglise elle- même en a comme posé les bases et béni la pre- mière pierre au fond d'un humble presbytère de campagne. Cette bénédiction devait porter ses fruits. En développant chez l'abbé Tanguay le culte du vrai et du bien, en excitant dans son âme la passion des recherches faites pour Dieu et la patrie, elle allait ouvrir devant ses yeux des ho- rizons plus vastes, faire entrevoir pour son œuvre une portée plus considérable, décupler en quel- que sorte son énergie et son courage, donner enfin à ses patients efforts le sceau et la consé- cration de la gloire scientifique elle-même. Car, Messieurs, l'histoire est une science. Cette représentation fidèle du passé, où nous apparaissent comme en un miroir les événements 246 DISCOURS ET ALLOCUTIONS et leurs causes, les actions et leurs mobiles, les milieux et leur influence, le jeu secret et varié des intrigues, des intérêts et des passions, toute cette reconstruction méthodique et raisonnée d'êtres qui ne sont plus, et que l'on fait revivre, présente aux regards un cachet vraiment scien- tifique. On y voit le pourquoi des choses ; on s'y arrête et on s'y repose dans la contemplation de ce qui fut réellement et de ce qui est vrai. Mais quels sont les matériaux que l'historien met en œuvre, et au moyen desquels il opère cette reconstitution savante ? Quels sont les éléments que sa main curieuse et fiévreuse va saisir dans la poussière des siècles, et qui, tirés par lui de ces obscures profondeurs, brillent bientôt de tout l'éclat dont la science sait revêtir ses données ? Ces éléments et ces matériaux, nous le savons tous, ce sont les faits : les faits, c'est-à- dire les actions humaines, les circonstances et les contingences sans nombre qui s'y rattachent, avec leur cortège de noms, de dates, de lieux, de personnes, toutes choses dont se compose la trame ininterrompue de l'histoire. Voilà les pierres que l'historien taille, façonne, dispose ; voilà les blocs de marbre, épars sur le sol, que son talent et sa science rassemblent en des formes cohérentes et vivantes. Ce sont, pour me servir d'une expression même de l'auteur dont je célè- bre aujourd'hui la mémoire, ce sont des osse- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 247 ments arides qui se rapprocheront à la voix du prophète et qui, animés par son souffle, se re- dresseront dans toute la force et la plénitude de leurs jeunes années. Et, puisqu'il en est ainsi, comment ne pas admettre la grande importance historique et la réelle valeur scientifique du " Dictionnaire ' auquel l'abbé Tanguay consacra la majeure partie de sa vie ! Chercheur consciencieux, travailleur infatiga- ble, il a planté les jalons d'une histoire détaillée de nos familles et de leurs mouvements à tra- vers le pays. Il a sauvé de l'injure du temps et du naufrage des siècles de poudreux et utiles manuscrits. Il a projeté sur des documents tronqués ou peu connus, des premiers temps de la Nouvelle-France, la lumière que son expérience savait faire jaillir du langage discret des regis- tres. Ses travaux ont frayé la voie à d'autres travailleurs et à d'autres chercheurs ; ils ont rendu plus faciles des études d'ethnologie, de géographie et de linguistique, qui leur doivent les indications les plus précieuses. N'ai-je pas le droit d'ajouter qu'ils lui ont mérité une place d'honneur dans la galerie de nos savants, et que la science canadienne s'estime en effet heureuse de le compter parmi ses bienfaiteurs ? Sans doute, le dictionnaire généalogique, dont les sept volumes couvrent une période de plus 248 DISCOURS ET ALLOCUTIONS d'un siècle, n'est qu'un immense recueil de faits et de noms, de migrations et de dates. C'est moins un édifice qu'un amas de matériaux à pied d'œuvre. On n'y trouve ni le charme sé- duisant du récit, ni les fines observations psycho- logiques, ni même, il faut l'avouer, l'absolue et invariable exactitude qui exclut toute erreur, toute méprise, et toute lacune. Faut-il s'en étonner ? Vraiment, quand on considère la somme énor- me de travail accomplie par l'auteur, et quand on se représente les difficultés de toutes sortes qu'il lui a fallu vaincre : registres détruits ou égarés, écritures illisibles, répétitions fréquentes de prénoms, mutations orthographiques des noms de personnes et de lieux, confusion des termes patronymiques et territoriaux ; quand, de plus, on se rappelle combien la similitude des mots et la multiplication des dates sont fécondes en méprises, il y a lieu de se demander par quels efforts de mémoire, par quelle constance de labeur, par quelle ténacité de vouloir et de cou- rage, un homme seul a pu parfaire une œuvre aussi considérable, et aussi comment les défauts, d'ailleurs nombreux, de cette œuvre, pourraient ne pas motiver une critique indulgente. En toute culture et en toute science, il faut savoir honorer les pionniers et les défricheurs, ceux qui abattent les premiers arbres, qui tra- DISCOURS ET ALLOCUTIONS 249 cent les premières routes, qui jettent en terre les premières semences, qui laissent derrière eux la clairière vers laquelle se tournera le regard de la postérité. D'autres après eux viendront qui marcheront sur leurs traces, et ouvriront peut-être de plus profonds sillons, et récolteront peut-être des gerbes plus pesantes et plus riches ; mais leur mérite, si grand fût-il, ne saurait nous faire oublier celui de leurs devanciers. Ce qui stimulait l'abbé Tanguay et ce qui, au milieu d'obstacles infinis, le soutenait dans sa colossale entreprise, ce n'était pas seulement la pensée de servir la cause de la religion et les intérêts de la science ; c'était encore, lui-même nous le dit, le désir d'être utile à la société cana- dienne tout entière. " Nos registres, écrit-il1, ont une valeur légale. Sans cesse on les interroge. Devant les tribunaux civils, il faut constater la naissance d'une personne, sa mort ou son mariage. De la production de ces actes dépend le succès d'un procès, une question d'héritage. Mais où prendre ces documents ? dans quelles archives sont-ils ? quelle année faudra-t-il par- courir ? Une foule de difficultés augmentent les chances d'erreur. Il faudra renoncer à ses préten- tions, ou faire, pour chaque cas, une grande partie du travail que le dictionnaire entier m'a coûté. ' 1. Vol. i, Introd., p. vi. 250 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Cet ouvrage offre donc un intérêt documen- taire spécial1, et il se présente avec un cachet d'utilité juridique qu'il serait injuste de mécon- naître. Mais, plus haut que la question d'intérêt et au-dessus de la valeur purement légale, il y a un autre point de vue où il convient de se placer, et d'où l'œil embrasse, dans un rayon plus étendu, des avantages bien autrement appré- ciables : c'est le point de vue national. Dresser l'arbre généalogique d'un peuple : quelle idée grandiose et quel admirable dessein ! C'est un instinct de la nature et, comme une loi de l'histoire, que l'esprit d'une nation, grâce à sa culture féconde, et selon que cet esprit se déploie en un plus libre essor, se reporte avec complaisance vers ses origines. Les peuples ressem- blent à ces chênes séculaires dont l'épaisse et lourde ramure, longtemps balancée sous l'effort des vents, retombe somptueusement vers le sol et baise, pour ainsi dire, avec amour les racines qui l'ont nourrie. Par le travail de l'abbé Tanguay, le peuple canadien-français, se repliant vers son passé, peut atteindre du regard non seulement quelques points saillants et les grandes lignes de son his- toire, mais le réseau entier des familles, humbles 1. L'auteur, dans un ouvrage complémentaire A travers les registres, a également consigné beaucoup de renseignements utiles. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 251 ou fameuses, d'où il est sorti. Chose unique et merveilleuse : ce peuple possède sa généalogie. Il a là, défilant sous ses yeux, sans distinction de rang ou de fortune, l'imposante théorie des an- cêtres, de leurs fils, de leurs petits-fils, de tous ceux qui, à un titre quelconque, par la croix ou par la charrue, par la parole ou par l'épée, ont fondé et fortifié, illustré et perpétué notre race. Ce sont nos archives de familles, nos actes de naissance chrétienne et de baptême national. Et ce n'est donc pas sans une légitime fierté que nous feuilletons ces pages riches des plus beaux noms de la France et des plus pures gloires de l'Eglise ; où resplendissent des figures de héros ; où rayonnent des fronts de pasteurs et d'apôtres ; où les familles les plus hautes et les plus modestes s'y rencontrent sans se confondre ; où chacun peut s'incliner devant l'image d'un aïeul vénéré et suivre pas à pas, à travers les longs sentiers historiques, la marche progressive de sa descendance. Il y a plus. Le dictionnaire Tanguay, en mar- quant le lieu d'origine des premiers colons cana- diens, en signalant non seulement les provinces, mais les villes et les bourgs d'où émigrèrent nos aïeux, nous met en contact intime avec la mère- patrie. Il permet aux familles françaises de l'Amérique britannique, à la plupart d'entre elles du moins, de remonter jusqu'à leur source. 252 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Il fait passer en nos esprits comme une vision bienfaisante de la douce France, de la France qui adorait te Christ et gardait ses autels, de la France qui nous a donné Dieu et ce qu'après Dieu nous chérissons davantage, le culte de la jus- tice et du droit, le souci de l'honneur et de la vraie liberté. Qui de nous, Messieurs, en ouvrant ce livre d'or et en parcourant ces tables généalogiques de notre race, ne se sentirait vivement ému ? Qui ne bénirait l'homme à qui nous devons cet ouvrage sans rival, croyons-nous, en son genre ? C'est le sang français qui roule, à travers ces pages, ses flots purifiés par la grâce du baptême ; c'est l'âme, c'est la vie française qui tressaille en ces artères, qui se transmet intacte et pure de famille en famille, et que l'on voit s'épancher, active et féconde, dans toutes nos vallées et sur tous nos rivages. Voilà pourquoi j'ose estimer que l'abbé Tanguay a fait une œuvre de haut patriotisme et que son travail, si aride et si peu agrémenté qu'il soit, mérite plus qu'une mention vulgaire. On honore la mémoire des hommes de cou- rage qui, marchant à l' avant-garde des grands mouvements civilisateurs, explorent des régions inconnues, remontent les fleuves et les rivières, et frayent à l'activité humaine des routes nou- velles. Non moins importante et non moins DISCOURS ET ALLOCUTIONS 253 glorieuse doit nous paraître l'œuvre d'explora- tion due à l'initiative de notre regretté collègue. Il a joué, lui aussi, un rôle de découvreur. Il s'est armé d'un rare courage, et remontant avec patience le cours des générations, il est allé rechercher, aux sources mêmes d'où elles ont jailli, le secret de leur force, de leur vitalité et de leurs vertus ! Du seuil de son œuvre, l'auteur semble adresser à ses compatriotes ces paroles du poète1 : Élevez vos cœurs et vos yeux Vers les sommets de notre histoire ; Saluez l'œuvre des aïeux Et leurs noms rayonnants de gloire. Pour exciter votre vigueur Nourrissez-vous de leurs exemples ; Humbles comme eux près du Seigneur, Soyez fiers au sortir des temples. L'abbé Tanguay a lui-même donné l'exemple, non seulement d'un labeur acharné et intelli- gent, mais d'une vie fidèle à Dieu, obéissante à l'Eglise et dévouée à ses frères. Et il serait inté- ressant de montrer en cet homme de bien, à côté du travailleur et de l'érudit, le pasteur zélé, l'éducateur éclairé, le gardien des traditions, l'ami constant et généreux de nos plus anciennes 1. Victor de Laprade. 254 DISCOURS ET ALLOCUTIONS maisons d'enseignement. Mais ces considérations, outre qu'elles sortiraient peut-être du cadre naturel de cet éloge, m'entraîneraient sûrement hors des limites du temps qu'il convient d'y con- sacrer. J'ajouterai seulement que la vie entière de notre collègue se résume en deux grands amours : l'amour de l'Eglise et l'amour de la patrie1. C'est parce qu'il a aimé l'Eglise, travaillé et peiné pour elle, que le Souverain Pontife voulut lui donner des marques de particulière bienveil- lance, et qu'il lui conféra successivement les titres de Camérier secret et de Prélat de Sa Sain- teté. Et c'est parce qu'il a aimé son pays, lui faisant hommage de son savoir, de ses recherches et de sa loyauté, que le Gouvernement canadien le nomma attaché du Bureau des Statistiques d'Ottawa, qu'il le gratifia d'une médaille de la Confédération, et que lors de la formation de la Société Royale du Canada, notre distingué com- patriote fut choisi comme membre fondateur de cette association. Il était docteur es lettres de l'Université Laval, et plusieurs sociétés savantes lui avaient fait l'honneur de lui ouvrir leurs portes. On appréciait l'œuvre de Mgr Tanguay, et, en effet, l'œuvre de notre confrère défunt restera. 1. " La patrie et l'Eglise, le sentiment national et le sentiment religieux, loin de s'exclure, se fortifient l'un par l'autre. " (Lacor- daire, Pensées choisies, n, p. 280). DISCOURS ET ALLOCUTIONS 255 C'est un monument digne de notre passé glorieux. Nos évêques, nos hommes d'Etat, nos écrivains, l'ont, tour à tour, loué hautement. Et ces éloges, nous les résumerons nous-même en disant que l'ouvrage réalise en toute vérité les belles paroles de la dédicace mise par l'auteur en tête du premier volume : " A l'Eglise et à mon pays. " PANEGYRIQUE DES BIENHEUREUX MARC CRISIN, ETIENNE PONGRACZ ET MELCHIOR GRODECZ, Prononcé à Québec dans l'église Notre-Dame-du-Chemin le 22 octobre 1905 Hi sunt . . . qui laverunt stolas suas, et dealbaverunt eas in san- guine Agni. Ceux-ci, ce sont ceux qui ont lavé leurs robes et les ont puri- fiées dans le sang de l'Agneau. Apoc, vu, 14. Monseigneur1, Mes Frères, y 'an dernier, faisant suite à l'inoubliable j^ ^ cinquantenaire de la définition du dogme de l'Immaculée Conception, avaient lieu à Rome une série de fêtes bien propres à réjouir l'âme 1. Mgr Louis-Nazaire Bégin, archevêque de Québec. 17 258 DISCOURS ET ALLOCUTIONS des milliers de pèlerins accourus de tous les pays dans la Ville éternelle. Pie X, l'élu de Dieu, le Pontife vénéré dont le zèle s'emploie de tant de manières à affermir la foi et à raviver la piété des fidèles, venait de donner une issue heureuse à plusieurs causes de canonisation et de béatification jusque-là pendantes. De nouveaux saints montaient sur les autels ; de nouveaux astres s'allumaient au firmament de l'Eglise. L'immense basili- que de Saint-Pierre, théâtre de ces religieuses et grandioses manifestations, voyait chaque se- maine le Pape lui-même y présider en personne et rendre ainsi, par sa royale présence, un hom- mage souverain aux vertus de ceux qu'il serait désormais permis d'invoquer publiquement com- me de célestes protecteurs. Le quinze janvier, j'avais l'insigne bonheur d'être présent à l'une de ces fêtes. Au haut de l'abside, dans un rayonnement de douce et sereine lumière, un tableau presque transpa- rent attirait tous les regards. Trois personna- ges y apparaissaient, à genoux sur un nuage de gloire, tenant des palmes à la main et la figure toute resplendissante de clartés séraphi- ques. On se demandait leurs noms. C'étaient des inconnus émergeant soudain de l'ombre du passé, et prenant place, par un acte décisif du Vicaire DISCOURS ET ALLOCUTIONS 259 de Jésus-Christ, au rang des bienheureux et des héros chrétiens. — D'où sortaient ces héros ? Sur quels champs de bataille s'étaient-ils il- lustrés ? Que représentaient ces palmes flot- tant et s' épanouissant en leurs mains comme des étendards ? Hi qui amicti sunt stolis albis, qui sunt et unde venerunt1 ? Le décret de béatification, retentissant sous la voûte sacrée comme un divin message, vint bientôt nous l'apprendre. Nous sûmes que c'étaient des prêtres, que c'étaient des missionnaires, que c'étaient des martyrs. Leurs tuniques empour- prées brillèrent à nos yeux d'un plus radieux éclat, et nous crûmes entendre, comme tom- bant des hauteurs du ciel, ces paroles de nos Saints Livres : " Hi sunt qui venerunt de tribu- latione magna, et laverunt stolas suas, et dealba- verunt eas in sanguine Agni2. Ceux que vous voyez là, ce sont des hommes de foi, des apô- tres admirables qui ont traversé le feu des grandes épreuves, qui ont lavé leurs robes et qui les ont purifiées dans le sang de l'Agneau. " Paroles éloquentes, mes Frères, paroles pleines de beauté et de sens ! Et c'est pour y faire écho que je viens au- jourd'hui, à la clôture de ce triduum et en ce 1. Apoc, vu, 13. 2. Apoc, vu, 14. 260 DISCOURS ET ALLOCUTIONS pieux sanctuaire élevé par les fils de saint Ignace, célébrer en quelques mots le triomphe des trois héros dont deux furent prêtres de la Compagnie de Jésus, et qui tous s'offrent maintenant à l'imitation et au culte des fidèles de tous les pays. L'Eglise les loue, l'Eglise les exalte, l'Eglise les honore, mais eux-mêmes furent d'abord, par leur vie sainte et par leur mort généreuse, un honneur et une joie pour l'Eglise. Marc Crisin, Etienne Pongracz, Melchior Gro- decz, — ce sont leurs noms, — naquirent, il y a plus de trois siècles, en ce beau royaume de Hongrie qu'illustra saint Etienne et que le dévot monarque consacra religieusement à Marie. Leurs familles étaient chrétiennes, et c'est dans l'atmosphère du foyer domestique que nos trois bienheureux puisèrent les premiers germes de ce mâle courage et de cette sublime vertu qui en ont fait des héros. En nos jours d'indulgences faciles et de molles complaisances, comprend-on suffisamment, mes Frères, comprend-on et apprécie- t-on le rôle capital qui incombe aux parents chrétiens dans la formation et l'éducation des enfants ? Sait-on bien dans quelle mesure l'attachement aux prin- cipes, la fermeté du caractère, l'innocence et la probité de la vie dépendent des leçons dictées de bonne heure par les suaves accents d'une DISCOURS ET ALLOCUTIONS 261 mère, des exemples de foi robuste, de vertu courageuse donnés en toutes circonstances par un père conscient de ses responsabilités et sou- cieux de ses devoirs ? Ce sont là des questions que je pose, et que je n'ai pas ici le loisir de ré- soudre. Les trois jeunes Hongrois, que Dieu prédes- tinait à une fin si glorieuse, eurent l'avantage de faire des études classiques au sein d'une des maisons dirigées alors avec tant de succès par les Révérends Pères Jésuites. C'est dire que leur formation fut complète, solide autant que brillante, et fortement imprégnée de sens chré- tien. Ils ouvrirent leurs âmes toutes grandes au souffle de vie intellectuelle et religieuse entre- tenu autour d'eux par des maîtres zélés et sa- vants, voués tout entiers au service du Seigneur et à la saine et noble culture des esprits et des volontés. La Compagnie de Jésus n'est-elle pas l'une des grandes éducatrices de la jeunesse ? De- puis longtemps déjà, amis et ennemis lui recon- naissent cette gloire ; et les hommes qu'elle a formés, qu'elle instruit et forme tous les jours non seulement dans l'enceinte de ses collèges, mais aussi au-dehors par la diffusion de sa doc- trine et par le rayonnement de son influence, en sont la démonstration la plus éclatante. Que de saints, que de prêtres fervents, que de 262 DISCOURS ET ALLOCUTIONS citoyens éclairés et pieux, lui doivent après Dieu la puissance de leurs convictions et l'éclat de leurs mérites ! Je ne m'étonne donc pas que les trois ado- lescents, confiés à sa tutelle, aient grandi si promptement dans l'amour du devoir, qu'ils se soient portés d'un si vif essor vers les hau- teurs de la science et vers les sommets de la sainteté. De cette science et de cette sainteté, ils ne tardèrent pas à donner des preuves, lorsque devenus, l'un prêtre séculier et chanoine, les deux autres, membres de la Compagnie qui les avait initiés aux grandes et fortes vertus, ils commencèrent, soit dans l'enseignement, soit dans la prédication et le ministère des âmes, cette série de labeurs, de luttes, de sacrifices, que devait bientôt couronner l'auréole san- glante du martyre. Le royaume de saint Etienne était alors en proie aux attaques de l'hérésie. Levé par des mains ambitieuses, l'étendard de la Réforme, disons mieux, de la révolte, avait été arboré dans la capitale de la Bohême ; puis, par la trahison du trop fameux Bethlen, prince de Transylvanie, il venait de pénétrer dans la Hon- grie supérieure et flottait sur les murs de Casso- vie. Les triomphateurs, ivres d'orgueil, se li- vraient à toutes sortes d'excès. Rien n'était DISCOURS ET ALLOCUTIONS 203 sacré à leurs yeux.: ni la majesté des temples, ni le trésor des églises, ni la personne des prê- tres et des religieux. C'est à ceux-ci surtout, particulièrement aux Jésuites, qu'on en vou- lait. Ces fiers et vaillants apôtres, toujours sur la brèche, opposaient à l'ennemi une résis- tance plus vive. Il était naturel que les haines s'acharnassent contre eux et contre leurs œuvres. Or, au moment où Cassovie tombait au pou- voir des insurgés, le chanoine Crisin, ainsi que les Pères Pongracz et Grodecz, providentielle- ment réunis sur le même théâtre, exerçaient en cette région leur zèle tout apostolique. Par la parole et par l'action, ils soutenaient dans leur foi les catholiques menacés et s'efforçaient d'arracher aux mains de l'hérésie quelques-unes de ses nombreuses victimes. C'était assez pour déchaîner sur eux la colère et la brutalité des vainqueurs. On les fit prisonniers ; on les lia et garrotta comme des criminels de bas étage ; puis, sans aucune forme de procès, on leur infligea les traitements les plus barbares, les outrages les plus ignominieux. L'espoir d'une apostasie porta les persécuteurs à essayer contre l'un d'entre eux les séductions et les promesses. Mais ce honteux dessein, plus odieux que la force bru- tale, ayant échoué, la fureur des bourreaux ne connut plus de bornes. On se rua sur les victi- 264 DISCOURS ET ALLOCUTIONS mes avec une violence inouïe. Leurs chairs furent meurtries, mutilées, consumées avec des flambeaux ardents ; et, pendant que les trois martyrs, dignes de leurs aînés des siècles les plus héroïques, agonisaient, le pardon sur les lèvres et en murmurant les noms de Jésus et de Marie, on leur trancha la tête et on jeta leurs restes sacrés dans un cloaque immonde. La haine avait fait son œuvre. Elle exultait, elle se gaudissait, elle s'imaginait triompher : mais à tort ; car, en réalité, elle était vaincue par l'amour, par l'amour fidèle à Dieu, fidèle à l'Eglise du Christ, fidèle à la foi des ancêtres, par l'amour plus grand que la haine et plus puissant que la mort. Ah ! mes Frères, la patrie émue et recon- naissante élève des statues, érige des monuments à la mémoire des braves qui savent la défen- dre, qui savent se sacrifier, souffrir et mourir pour elle. N'est-il pas juste que l'Eglise recon- naisse, elle aussi, par des actes publics le mérite de ses enfants, qu'elle honore d'uD culte spé- cial ceux d'entre eux qui l'ont le plus aimée, le mieux servie, le plus glorifiée ? N'est-il pas juste, surtout, qu'elle recueille d'une main avide, et avec une sollicitude amoureuse, le sang versé par ses martyrs, qu'elle tire de l'oubli leurs osse- ments sacrés, qu'elle les baise avec respect, qu'elle les embaume de l'encens de ses prières, DISCOURS ET ALLOCUTIONS 265 et qu'elle les couvre des témoignages de la vénération populaire ? Ceci importe d'autant plus que le martyre patiemment subi et historiquement constaté con- stitue l'une des preuves les plus sûres et l'une des démonstrations les plus convaincantes de la vérité catholique. Pourquoi, aux premiers âges de l'Eglise, le sang versé à flots, loin de tarir les sources de la foi, en a-t-il si hautement servi les intérêts ? Pourquoi, dans ces sillons creusés et sur ce sol déchiré par la cruauté païenne, l'Evangile, com- me une végétation pleine de sève, a-t-il germé si promptement, grandi si vigoureusement pour s'épanouir bientôt en une floraison merveilleuse? Pourquoi, pendant que les chrétiens marchaient en foule à la mort, le christianisme honni et chaque jour grandissant, s'est-il avancé par une série ininterrompue de victoires à la pour- suite des âmes, à l'assaut des institutions et des trônes, et à la conquête du corps social tout entier ? C'est que, mes Frères, le seul spectacle du martyre, la seule vue d'hommes de tout âge, de personnes de tout sexe, de toute profession, de toute condition, donnant gaiement, délibé- rément, leur vie pour Dieu, était par elle-même une preuve et une apologie de la foi. De tels héroïsmes dépassaient trop manifestement les 266 DISCOURS ET ALLOCUTIONS forces humaines pour ne pas frapper singulière- ment les esprits et pour ne pas remuer profon- dément les âmes. Jusque-là on avait bien vu, dans l'entraînement des batailles, de rudes sol- dats mourir pour leur pays. Mais de frêles vieil- lards, mais de candides enfants, mais de timides jeunes filles, par pure conviction religieuse, pré- senter froidement leur cou à la hache du bour- reau, cela ne s'était jamais vu. Et une religion capable de si sublimes exploits ne pouvait venir que de Dieu. Ce raisonnement était juste, et il en est sorti quinze siècles de christianisme triomphant. Les trois serviteurs du Christ, dont nous avons narré le trépas, sont-ils véritablement morts pour la foi ? Ont-ils, comme les milliers de martyrs reconnus par l'Eglise, été égorgés •en haine de Jésus-Christ, en haine de son esprit et de sa doctrine, et leur sang, noblement ré- pandu, est-il tombé dans les coupes d'or que les anges offrent invisiblement à l'Agneau sans tache sur l'autel des mystiques et glorieuses immolations ? Oui, l'histoire authentique et véridique l'at- teste. Le récit de leur mort, les circonstances cruelles et tragiques qui en composent la trame, en font foi. Lorsque la troupe inique des sol- dats, soudoyés par les chefs de la rébellion hon- groise, eut fait main basse sur les objets sacrés DISCOURS ET ALLOCUTIONS 267 dont les trois prêtres, mis en arrêt, avaient la garde, une voix sanguinaire leur cria : " Main- tenant, préparez-vous à mourir. " — " Et pour quel motif ? " demandèrent avec calme les pri- sonniers. — " Parce que vous êtes papistes, " leur fut-il répondu ; c'est-à-dire parce que vous êtes enfants de l'Eglise romaine, parce que vous croyez au Pape, vicaire de Jésus-Christ, parce que vous adhérez aux dogmes qu'il pro- clame et aux vérités qu'il enseigne, parce que vous n'êtes pas de ceux qui, à la suite de Luther et de Calvin nos maîtres, ont secoué le joug de l'autorité religieuse et préconisent en paroles et en actes la pensée libre, la sédition et l'insur- rection. L'hérésie, mes Frèrec, ose accuser le catho- licisme d'intolérance. Dans quelle histoire de l'Eglise catholique trouverait-on une page aussi noire, aussi barbare et aussi criminelle, que celle qui fut écrite en 1619, dans le sang et dans la boue, par les auteurs de l'abominable drame de Cassovie ? Ces scènes sauvages, dignes de l'épo- que néronienne, firent rougir de honte les sec- taires eux-mêmes qui les avaient si odieusement dictées. Et Dieu, de son côté, voulut les permettre pour perpétuer dans son Eglise ce témoignage du sang qui ne lui a jamais fait défaut, et dont elle s'honore à l'égal des plus pures gloires et 268 DISCOURS ET ALLOCUTIONS des plus retentissantes affirmations de sa divi- nité. Je pourrais, si je ne craignais d'être trop long, vous montrer par quels prodiges le Ciel se chargea bientôt de glorifier sur la terre ceux qui venaient de faire, d'une manière si courageuse, le sacri- fice de leur vie. Les chambres qui avaient été le théâtre de cet odieux massacre, devinrent presque aussitôt les témoins d'extraordinaires phénomènes. Une lumière merveilleuse qu'on y vit, des chants harmonieux et suaves qu'on y entendit, symbolisèrent aux yeux des per- sonnes présentes le bonheur dont jouissaient déjà les trois héros de la foi, et la beauté, la grandeur, la sublimité de la cause pour laquelle ils étaient morts. Que d'autres signes célestes, et que de faveurs marquantes, soit physiques soit morales, s'ajoutèrent dans la suite à ces premiers prodiges et répandirent au loin, dans toute la Hongrie, la renommée des martyrs de Cassovie ! Cette renommée, par l'acte et le décret papal, qui, après trois siècles d'attente, vient d'en faire la consécration solennelle, est arrivée jusqu'à nous. La Hongrie, de nos jours si affreusement tra- vaillée par les sectes, bénéficiera sans doute la première de l'officielle glorification du mérite et de la vertu de ses enfants. Mais nous aussi,. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 269 mes Frères, nous pouvons, nous devons même tirer ample profit d'un exemple si remarquable et si saisissant de courage chrétien. Les guerres de religion n'ont plus, il est vrai, dans nos sociétés modernes, le caractère san- glant qui les marquait jadis. Notre foi, si long- temps maîtresse du monde, n'a, ce semble, à redouter, dans les pays policés, ni l'épreuve d'ob- scurs cachots, ni les assauts violents d'une solda- tesque grisée et assoiffée de meurtre et de car- nage. Gardons-nous, toutefois, de nous tromper nous- mêmes et, par suite, de nous endormir dans une fausse sécurité. Pour être apparemment plus bénigne, la lutte religieuse n'en est ni moins per- fide ni moins dangereuse. Ici même, l'ennemi est à nos portes. L'hérésie jalouse nos progrès ; l'impiété, la libre pensée lui tendent en toute occasion une main complice et sournoise pour saper par les fondements l'édifice de nos croyan- ces et le rempart de nos libertés. C'est par un courage constant, et par une grande force d'âme, par un attachement profond à l'Eglise de Jésus- Christ, par un esprit de foi plus ferme que tous les lienr, plus fort que bous les intérêts, plus tenace que toutes les opinions, que nous con- serverons ce patrimoine moral et religieux qui fait notre joie et notre orgueil. Souvenons-nous des actes de vaillance et des mille sacrifices ac- 270 DISCOURS ET ALLOCUTIONS complis par les premiers chrétiens, par les mar- tyrs de tous les temps, et par nos pères eux- mêmes, pour garder pur et intact le dépôt de la foi, et ne soyons pas indignes d'ancêtres si glo- rieux. Cette foi qui nous est chère, professons-la en toutes rencontres, et ne permettons à la lâcheté et au respect humain, ni d'en ternir le nom, ni d'en restreindre les vérités, ni d'en amoindrir les obligations. Catholiques sincères, catholi- ques convaincus, soyons-le toujours et partout, sans peur et sans faiblesse ; soyons-le, et dans la croyance aux dogmes que le titre de chré- tiens nous impose, et dans l'observance des règles que la morale et la discipline nous pres- crivent. Je proposais tout à l'heure à votre vénéra- tion trois ministres du Dieu fait homme, mis à mort pour son amour. Quoi de plus beau qu'un tel trépas, et quoi de plus touchant qu'un pareil sacrifice ! Avec ce sang qui jaillit en té- moignage de la foi, ne faut-il pas surtout admirer l'éclatant et suprême triomphe d'une volonté supérieure à elle-même, cette grande victoire morale, la plus belle, la plus noble, la plus fé- conde et la plus généreuse que puisse remporter l'âme sur le corps, l'esprit sur la matière, la grâce sur la nature, le dévouement sur l'égoïsme, l'amour de Dieu sur l'amour de soi ? DISCOURS ET ALLOCUTIONS 271 C'est en cela, mes Frères, que le martyre nous donne à tous de hautes et utiles leçons. Nous n'aurons pas, vraisemblablement, à mourir pour Jésus-Christ ; sachons au moins vivre pour lui. Soyons esclaves de sa loi, soyons martyrs de notre devoir. Malgré les épreuves, malgré les obstacles, malgré les contrariétés de tout genre qui sont le triste apanage de l'humaine destinée, ne désertons jamais le drapeau de l'honneur et le chemin de la vertu. Prions les trois bienheureux dont nous avons rappelé les gloires, et qui par leur crédit opérèrent,, en tant d'occasions, les fruits les plus abondants de salut, de nous obtenir de Notre-Seigneur un accroissement de grâces et un redoublement de courage, de prendre sous leur tutelle cette foi et cette Eglise canadienne à laquelle nous tenons de toutes les fibres de nos âmes, et que l'ennemi du bien cherche à mettre en péril. Et puisque, — coïncidence heureuse, — vers l'époque où nos trois héros payaient au Christ l'admirable tribut de leur sang, plus près de nous, d'autres disciples d'Ignace confessaient, eux aussi, dans les tortures les plus atroces, le nom et les doctrines et la mission du Maître divin, souhaitons que l'Eglise de Dieu joigne bientôt dans une même gloire ceux qui l'hono- rèrent ici-bas par les mêmes souffrances, et que 272 DISCOURS ET ALLOCUTIONS le Canada ait à son tour l'honneur tant désiré de célébrer solennellement l'officiel triomphe de ses apôtres et de ses martyrs1. Ainsi soit-il, avec la bénédiction de Mgr l'Ar- ^chevêque ! 1. Allusion au procès de béatification des Pères Jésuites martyrisés au Canada. DISCOURS SUR L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET LE PROBLÈME DES LANGUES NATIONALES Prononcé à l'une des séances générales du premier ^Congrès de la Langue française au Canada le 28 juin 1912 Monseigneur le Président1, Messeigneurs2, Mesdames, Messieurs, Les descendants des preux qui portèrent si haut dans l'histoire l'étendard chrétien et le nom gaulois, ne pouvaient, en leur patrie d'Amérique, tenir un Congrès sans y convier 1. Sa Grandeur Mgr Paul-Eugène Roy, évêque d'Eleuthéro polis, auxiliaire de Québec. 2. Mgr l'Archevêque de Québec, et plusieurs autres repré- sentants de FEpiscopat canadien. 18 274 DISCOURS ET ALLOCUTIONS l'Eglise, et sans faire à cette Reine du mondey dans le programme de leurs travaux, une place d'honneur. Et la langue qui, il y a trois siècles, sur les rives encore sauvages de notre grand fleuver inaugura avec une sainte audace le règne du vrai Dieu, ne pouvait, en ce congrès, recueillir ses voix éparses et ses échos les plus lointains sans célébrer et sans proclamer les sympathies généreuses que garde invinciblement pour elle l'admirable initiatrice de tous les progrès et l'incomparable éducatrice de toutes les nations. Ne sont-ce pas là, en effet, des titres dont s'honore justement l'Eglise catholique et ro- maine, et ne sont-ce pas là des fonctions qu'elle remplit avec amour et par lesquelles se déploie, sans acception de frontières, son immense acti- vité sociale ? Le catholicisme est universel. Il n'a pas pour mission d'opérer un triage des langues ni une sélection des peuples, mais d'uti- liser toutes les langues et d'évangéliser tous les peuples. Ses ministres, de par leur état, ne sont ni des constructeurs d'empires ni des champions de républiques, mais des sanctificateurs et des apôtres. Le Christ, leur modèle, n'a pas étendu sur la croix ses mains sanglantes pour distribuer DISCOURS ET ALLOCUTIONS 275 aux races préférées des sceptres et des couronnes, mais pour embrasser dans une même étreinte tous les hommes et pour répandre sur toutes les races les bienfaits de l'œuvre rédemptrice. C'est de ce principe supérieur que se sont inspirés, à toutes les époques, tous les esprits éclairés et tous les hommes de Dieu ; et c'est cette idée maîtresse, inscrite aux fastes de l'hu- manité croyante, qui imprime à la politique re- ligieuse son caractère vraiment mondial. Or, pour accomplir l'œuvre de la rédemption humaine, deux instruments, entre tant d'autres, sont non seulement utiles, mais en quelque sor-, te nécessaires : la langue liturgique et l'idiome national. Par cette belle langue latine dont les formes précises, semblables aux légendes fortement bu- rinées des vieux médaillons, fixent et retiennent sa pensée dogmatique, l'Eglise conserve intact, dans les sphères de la science, de la doctrine et des rites, son immuable symbole. Par l'idiome maternel, elle descend bienveil- lamment de ces hauteurs, et elle entre en rela- tions, en conversation avec les foules. Là est le secret de son prestige, de son influence et de ses succès. Chaque peuple, Messieurs, vit et respire par sa langue d'où s'exhalent son passé, ses tradi- tions, ses aspirations. Pour s'associer à cette 276 DISCOURS ET ALLOCUTIONS vie intime et pour agir efficacement sur elle, la Mère et la Directrice des âmes ne saurait se désintéresser du langage national. Voyez nos mères selon la nature. Comme elles s'empressent autour de l'humble berceau ! Elles le caressent du regard ; elles s'inclinent avec tendresse sur le fruit de leurs entrailles ; de leurs lèvres empourprées d'amour, elles répè- tent aux tout petits, en des accents de terroir, les premières et rudimentaires syllabes des vo- cables les plus suaves, et des appellations les plus sacrées. C'est en se penchant elle-même sur le berceau et le sein des peuples, c'est en prê- tant l'oreille aux vibrations émues de leurs âmes et aux évocations patriotiques de leur histoire, c'est en leur rappelant des mots et des noms aimés et en leur parlant tour à tour la lan- gue de leurs joies et la langue de leurs deuils, la langue de leurs espoirs et la langue de leurs triomphes, que l'Eglise conquiert leur estime, qu'elle s'empare de leur pensée, qu'elle transforme et qu'elle régénère leur vie. Le parler des ancêtres porte en lui-même une vertu magique, des notes singulières qui émeu- vent, un rythme mélodieux qui enchante. C'est la formule de la première prière, le langage de la première leçon, des premières impressions, du premier amour. En lui se reflète l'image vé- nérée de la patrie ; par lui vibre en nos âmes DISCOURS ET ALLOCUTIONS 277 l'âme impérissable des aïeux. Les poètes l'ont chanté ; les orateurs l'ont glorifié ; et la nature, plus puissante et plus prévoyante que l'art, en a fait le lien mystérieux des familles qui se succèdent et des générations qui s'enchaînent dans le mouvement perpétuel des idées et dans le prolongement indéfini des siècles. Dès l'aurore du christianisme, il apparut à son Fondateur comme l'ordinaire et indispensa- ble moyen de vulgariser la foi nouvelle et d'ap- peler et de captiver, sous la houlette bénie des pasteurs, les troupeaux abandonnés et les bre- bis errantes. Pour effectuer la dispersion des peuples, Dieu, devant la tour de Babel, avait brisé en tronçons leur parler orgueilleux. Pour assurer la conver- sion des âmes, son Esprit, au Cénacle, voulut accomplir un prodige non moins éclatant. Il fit soudain aux Apôtres le don des langues ; et c'est pourquoi ces hérauts improvisés, se par- tageant l'empire du monde, y purent porter, en tous les idiomes, le verbe de vie. Et c'est pourquoi encore ce verbe, salutaire et fécond, soucieux d'apparaître à tous les regards et de pénétrer dans tous les esprits, sans rejeter le riche vêtement des littératures glorieuses, re- fusa de s'y enfermer. Volant de bouche en bou- che, de bourgade en bourgade, et résonnant jusque sur les lèvres des plus obscurs mission- 278 DISCOURS ET ALLOCUTIONS naires, il ne dédaigna ni les rudes accents des langues en formation ni les grossiers dialectes des foules illettrées. Par un sens avisé des intérêts religieux sans doute, mais aussi par une haute et délicate préoc- cupation de justice et d'harmonie sociale, l'Eglise s'est fait une règle d'entourer de tous les égards les langues multiformes et les nations qui les parlent1. On ne saurait citer d'elle, j'entends de l'auto- rité souveraine qui la gouverne, ni une démar- che, ni un décret, ni un mot par lequel elle ait enjoint à un groupe quelconque de fidèles d'ab- diquer le culte et le parler ancestral. On ne l'a jamais vue, on ne la verra, Dieu merci, jamais poser sur le cœur de ses fils une main de cosa- que pour en surprendre et en étouffer les légi- times battements. Elle leur prescrit des dogmes ; elle leur impose des devoirs ; elle laisse à la nature le soin de dessiner et de combiner sur leurs lèvres les lettres et les sons qui traduisent leurs croyances et qui formulent leur prière. Ils surabondent, Messieurs, dans l'histoire ec- clésiastique et dans la législation canonique, les actes et les textes où domine ce souci émi- 1. " L'Eglise, dit Taparelli, protège, dans chaque peuple, les éléments de sa nationalité et premièrement la langue [nationa- le " ; et l'auteur développe avec une rare élévation de vues •cette pensée. (Essai théorique de droit naturel, éd. Casterman, 1857, t. iv, pp. 377 et suiv.). DISCOURS ET ALLOCUTIONS 279 nemment respectueux de la langue et de la race. Voici d'abord les anciens Papes autorisant, dès les premiers siècles, l'Eglise d'Orient à s'écar- ter dans sa liturgie des usages de l'Occident et même à s'y servir, conformément aux désirs du peuple, des idiomes nationaux. Voici plus tard le Pape Jean VIII, concédant aux Esclavons le même privilège1, et déclarant formellement qu'il est juste de bénir le ciel en toutes les langues dont Dieu est le suprême ouvrier. Urbain VIII fonde, au centre de l'unité catho- lique, un séminaire spécial dans lequel seront reçus des élèves de tous les pays et où, chaque année, par l'enseignement et par la culture des langues même les plus disparates, se renouvel- lera, pour ainsi dire, la grande merveille de la Pentecôte. Un siècle après, Benoît XIV tend aux chré- tiens d'Orient une main paternelle ; et, dans une bulle empreinte d'une extrême bienveil- lance, non seulement il sanctionne l'usage inté- gral de leurs rites, mais il exprime son désir " que leurs diverses nations soient conservées et non détruites2. " Sous son second successeur, la Congrégation 1. Thomassin. Ancienne et nouvelle discipline de V Eglise, tome il, p. 245. 2. Michel, L'Orient et Rome, p. 162. 280 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de la Propagande menace des peines les plus graves certains missionnaires catholiques trop peu pressés de se familiariser avec la langue des peuples qu'ils ont la tâche d'instruire des vé- rités de la foi1. Plus près de nous, le bon et loyal Pie IX s'api- toie en termes courageux sur le sort de l'infor- tunée Pologne atteinte par une série d'actes odieux dans sa religion, dans sa langue, dans sa personnalité historique et morale2. C'est en russifiant le peuple polonais qu'on travaillait naguère3 et c'est par la même méthode qu'on s'efforce aujourd'hui, et plus que jamais, à lui ravir la foi de ses pères. Plus près de nous encore, l'immortel Léon XIII rappelle aux prédicateurs le devoir, tant de fois énoncé, qui leur incombe de parler une lan- gue bien connue de leurs auditeurs ; il députe vers ses compatriotes d'Amérique des prêtres de leur sang, et qui puissent charmer leur exil par le doux parler maternel ; il préconise pour le succès de l'œuvre évangélique le ministère d'apôtres indigènes, et il exige que la dispensa- tion de l'enseignement et l'organisation de la 1. La Nouvelle-France, tome x, p. 113. Voir les excellents ar- ticles publiés dans cette revue (t. cit.) par M. l'abbé J.-E. Laberge sur L'Eglise et la langue maternelle. 2. Sylvain, Histoire de Pie IX, tome n, ch. 20. 3. Lescœur, L'Eglise catholique en Pologne sous le gouver- nement russe, tome n, 1. m, ch. 3. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 281 discipline soient en harmonie avec les goûts et le génie de chaque peuple ; il recommande enfin aux clergés de tous les pays, prélats, religieux, missionnaires, de professer partout un juste respect pour la langue, les mœurs, les coutu- mes, les traditions particulières1. C'est dans cette pensée de justice que les Pontifes romains ont groupé autour de leur trône un si grand nombre de collèges et d'insti- tuts nationaux, et qu'ils n'ont cessé de leur té- moigner, sans réticence et sans préférence, la plus profonde et la plus généreuse sympathie. Tout le démontre donc : l'attitude bienveil- lante, condescendante de l'Eglise à l'égard des langues maternelles, n'a pas varié ; et il semble que la Mère de Dieu elle-même ait voulu s'y conformer, lorsque, du haut des roches Massa- bielle, pour révéler au monde étonné son nom béni et sa conception sans tache, elle choisit, non quelque langue savante, mais le parler inculte et la langue vulgaire d'une ingénue paysanne, l'humble patois béarnais2. L'Immaculée Reine du Ciel s'inclinant vers une bergère et lui empruntant, pour redire et promul- guer un dogme, son langage simple et rustique : 1. Cf. Lettres Apostoliques Orientalium dignitas, 30 novembre 1894 ; Chri?M nomen, 24 décembre 1894 ; Auspicia rerum, 19 mars 1896. 2. Lasserre, Bernadette, p. 183. 282 DISCOURS ET ALLOCUTIONS l'esprit du catholicisme, Messieurs, est là tout entier. Evoquerai-je sous vos yeux le zèle héroïque, le dévouement inlassable dont firent preuve tant de saints prêtres pour mettre en œuvre les prescriptions si sages des Papes et pour faire pénétrer, à l'aide d'idiomes connus, la foi chré- tienne dans l'âme des populations incroyantes ? Ce serait retracer l'histoire, aussi touchante que merveilleuse, des missions et des prédica- tions catholiques. Il n'y a que quelques mois, décédait à Mattawa un digne religieux de notre pays et de notre sang1 dont la vie s'est dépensée au service des pauvres sauvages, et à qui la philologie indienne doit les plus précieux travaux historiques et techniques. L'indifférent, dont la vue s'égare sur les pages obscures d'un lexique français-montagnais ou français-algonquin, n'aperçoit là, sans doute, que le produit fantaisiste d'un stérile labeur. Pour l'homme de foi, au contraire, chaque page, chaque ligne, chaque vocable d'une telle œuvre marque et publie une conquête de l'esprit de Dieu. C'est sous l'empire de cet esprit que l'écrivain-missionnaire s'acharne à pénétrer l'énig- me des langues les plus baroques, et c'est pour 1. Le Rév. P. G.-J. Lemoine, O. M. I., né à Longueuil, en 1860. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 283 sauver des Times divinement rachetées, et dont l'image transparaît à travers les voiles de la barbarie, qu'il s'impose jusqu'au sacrifice de remplacer sur ses lèvres l'inoubliable parler de sa mère par l'informe jargon des enfants des bois. Quelle générosité ! et que cela nous paraî- trait sublime, si ce n'était l'habituel spectacle offert depuis tant de siècles par des milliers d'ou- vriers évangéliques ! L'Eglise anime ces héros de sa parole et de son geste. Et puisqu'elle tient, vis-à-vis des idiomes les plus ignorés et les plus rustres, une conduite si équitable, serait-il possible qu'elle manquât de respect à l'égard d'une langue qui s'est identifiée avec l'apostolat chrétien, dont les progrès ont scandé la marche des peuples, et qui a jeté tant de lustre sur l'humanité et sur les lettres ? Le voulût-elle que ce procédé contraire à ses traditions serait en même temps téméraire et funeste, et que l'intuition d'immenses catas- trophes lui dicterait un autre dessein. On peut bien, je le sais, tarir à sa naissance ou détourner de son cours le maigre filet d'eau qui coule, modeste et timide, à fleur de terre, entre les herbes. On ne dessèche pas la source qui jaillit des entrailles mêmes du sol et qui s'y alimente à 284 DISCOURS ET ALLOCUTIONS d'insondables profondeurs. Et l'on n'endigue point le fleuve qui roule, large et profond, les eaux tributaires de quinze provinces, et qui porte en ses flots abondants les richesses et les espérances de toute une région. Il y a, qu'on le sache bien, des langues qui ont subi l'épreuve du temps ; et il y a des littératures pleines de la vie des siècles, et qui ne meurent pas. C'est à l'un de nos journalistes, Etienne Pa- rent, que nous devons cette forte parole : " Un peuple ne doit jamais donner sa démission1. ' Et quand donc, Messieurs, voit-on les peu- ples démissionner ? alors, et alors seulement, qu'ils abdiquent cette façon d'agir, de sentir, de penser, que le verbe national exprime, et par laquelle se caractérise leur individualité propre, leur physionomie religieuse, intellectuelle et mo- rale. Or, les lettres et la pensée françaises ont joué dans l'histoire du monde un rôle trop considé- rable, elles ont livré pour l'honneur du Christ trop de luttes valeureuses, elles se sont enrichies de trop de chefs-d'œuvre et distinguées en trop de controverses pour que des fils de France, à quelque degré qu'ils le soient, puissent ne pas s'y attacher de toutes les fibres de leurs âmes. Et cet attachement intime, instinctif comme la 1. Le Canadien, 5 novembre 1841. DESCOURS ET ALLOCUTIONS 285 race, repose d'autre part sur un droit trop évi- dent et sur une loi trop impérieuse pour que l'Eglise, dans sa haute sagesse, puisse n'en pas tenir compte. Quoi que l'on dise et quoi que l'on fasse, la langue que parlèrent François de Sales et Bossuet, Louis XIV et Napoléon, Racine et Chateaubriand, la langue qu'illustrèrent Joseph de Maistre et Louis Veuillot, Lacordaire et Monsabré, Monta- lembert et Brunetière, et, — permettez-moi de l'ajouter, — la langue que parlent et qu'illus- trent des orateurs comme Albert de Mun et les écrivains comme Etienne Lamy, cette langue- là, Messieurs, n'est pas de celles qu'on supprime ou [u'on paralyse sur des lèvres vaillantes et fidèles. Loin de là : le passé et le présent s'unissent >our nous la montrer entreprenante et vivace, lébordante et conquérante. Elle siège dans les conseils des princes ; elle préside aux destinées des peuples ; elle remplit le sa renommée et de ses œuvres le domaine de l'esprit humain. Elle a immortalisé l'ancienne rance. Elle a créé une France nouvelle. Et c'est par elle, en effet, que, sur cette terre canadienne, une Eglise, mère de tant d'autres Iglises, a été fondée, que des écoles, des cou- rents, des collèges, des séminaires, se sont mul- tipliés, que notre Université catholique, héri- tière d'un grand nom et gardienne des meilleures 286 DISCOURS ET ALLOCUTIONS traditions, est née et a grandi, et que dans tout le pays nous formons un ensemble imposant de groupes religieux unis dans leurs convictions et résolus dans leurs revendications. L'idiome dont Dieu a fait l'instrument de tant d' œuvres fécondes, et qui de l'Est à l'Ouest, depuis le noble pays d'Evangéline jusqu'aux points les plus reculés du territoire canadien et de la République américaine, a promené par- tout l'Evangile et jeté en d'innombrables âmes la semence du salut, ce parler généreux, hardi, apostolique, a bien mérité de l'Eglise. Et l'Eglise, nous en avons pour garant l'esprit de justice qui l'anime, ne peut ni entraver son action ni souhaiter sa déchéance. J'assistais, il y a trois ans, dans la Basilique Vaticane, aux fêtes de la Béatification de Jeanne d'Arc. La figure de l'héroïne qui sauva si provi- dentiellement sa patrie, et en qui s'incarna d'une façon si admirable l'âme de la France, illuminait l'abside plus encore par le rayonnement de sa gloire que par les effets de lumière artistement ménagés. Sous l'immense coupole lancée dans les airs par le génie de Michel-Ange, dans ce temple peuplé de saints de toute race, majes- tueux comme Dieu, vaste et grandiose comme l'Eglise, une foule émue, enthousiaste, palpi- tante, où tous les rangs étaient confondus, se tenait debout. Elle priait, elle ondulait, elle DISCOURS ET ALLOCUTIONS 287 tressaillait. Et soudain de cent mille poitrines un chant religieux et grave monta vers la voûte sonore, vibrant comme une explosion de foi et jetant au ciel, en des notes d'une indicible puis- sance, l'allégresse attendrie de tout un peuple. Je fus touché jusqu'aux larmes. Ce n'était pas une illusion. Ce qui éveillait les échos de l'anti- que basilique et ce qui retentissait au foyer même de la Rome papale, c'était bien un air de chez nous, c'était vraiment un cantique français. Cet hymne émouvant en appela deux autres toujours chantés avec le même élan et toujours modulés dans la langue de Jeanne. Un frisson d'orgueil passa en tout mon être ; je me sentis fier de mes origines ; et, mieux que jamais, je compris que, dans l'Eglise du Christ, toutes les langues ont droit de cité, et que toutes sont agréées de Celui qui, en créant les nations, leur inspira le patrio- tisme et leur commanda la loyauté. Soyons justes, Messieurs, et soyons condes- cendants comme l'Eglise elle-même. Les races baptisées par saint Rémi, saint Au- gustin, et saint Patrice, portent sur leur front assez de gloire et dans leurs traditions assez de souvenirs mémorables pour se témoigner un mutuel respect, pour s'accorder une confiance réciproque, pour s'unir et pour fraterniser dans la profession d'une même foi, dans la pratique et la diffusion d'un même Evangile. ELOGE DE L'ABBS STANISLAS- ALFRED LORTIE Professeur à la faculté de Théologie Prononcé à l'Université Laval le 18 juin 1913 Monseigneur le Chancelier1, Monseigneur le Recteur2, Excellence3, Mesdames, Messieurs, Rien n'échappe en ce monde aux lois communes de la contingence. La nature et la vie semblent faites de contrastes. Ici, le ruisseau coule, paisible et toujours le même, sous le regard des générations succes- 1. Sa Grandeur Mgr L.-N. Bégin, archevêque de Québec, et chancelier de l'Université. 2. Mgr Amédée Gosselin, recteur de l'Université Laval. 3. Son Excellence le Lieutenant-Gouverneur de la Province de Québec, sir François Langelier. 19 290 DISCOURS ET ALLOCUTIONS sives et à l'ombre des fougères sans cesse renais- santes. Là, le torrent jaillit des gorges de la montagne, se précipite en flots pressés, puis ralentit sa course et bientôt se dessèche. Ici, le géant des forêts plante ses racines dans le sol, étend sa forte ramure, et défie avec orgueil l'assaut des orages et l'effet corrosif des années. Là, l'arbre plus humble et plus aimé de nos terroirs nous prodigue sa jeunesse généreuse et s'épuise prématurément sous le poids de sa propre fécondité. Il y a des existences humaines qui se dérou- lent sans secousse et qui, chargées de mérites, parviennent jusqu'au terme où l'âme, comme un fruit mûr, se détache insensiblement du corps. Il y en a d'autres qu'on voit fléchir et se briser à mi-chemin, alors qu'elles réalisaient les plus solides espérances et qu'elles franchis- saient le seuil de la célébrité. Notre collègue, l'abbé Lortie, n'était encore qu'au milieu de sa carrière, lorsque la mort, par un coup imprévu, est venue le ravir à l'Université et à l'Eglise : il s'est éteint dans toute la force de l'âge et dans tout l'épanouissement de son talent. Né à Québec, le 15 novembre 1869, de parents profondément chrétiens, il avait puisé dès sa jeunesse au foyer familial, et dans l'atmosphère d'une cité la plus catholique du monde et sur- tout la plus française de toute l'Amérique, le DISCOURS ET ALLOCUTIONS 291 double amour qu'il porta jusqu'à la passion : l'amour de la vérité religieuse, et celui des tra- ditions de sa race. La vérité fut à la fois l'objectif et le charme de ses premiers labeurs. Il la rechercha sous toutes ses formes. Doué d'une facilité de travail et d'une acti- vité merveilleuse dont il devait être la victime précoce, le jeune Lortie montra de bonne heure cette élasticité d'esprit et cette variété d'apti- tudes qui ont marqué tout particulièrement ses dernières années. Elève externe du Petit Séminaire, il suivit, presque en se jouant, les classes de grammaire et d'humanités. Le succès obéissait à ses moindres efforts ; et ses facultés, pétulantes et promptes à tout, se portaient non seulement sur la matière obligée de ses études, mais aussi, et trop volontiers peut-être, sur tout ce qui peut distraire et agrémenter une vie de quinze ans. Le baccalauréat es arts où il se distingua fut moins pour lui une épreuve qu'une étape, étape solennelle et décisive d'où l'âme consciente d'elle- même, des appels qu'elle entend et des énergies qu'elle recèle, s'élance vers sa destinée. Dieu venait de parler, par la voix de ses di- recteurs, au philosophe frais diplômé. Celui-ci, sans hésiter, entre, le moment venu1, au Grand 1. En septembre 1889. 292 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Séminaire ; il revêt courageusement l'habit des clercs, et, avec lui, tout le sérieux de l'état ecclésiastique. Son attitude, dès le principe, dénote une volonté résolue. Il s'assied, l'œil fixe et l'esprit tendu, au pied des chaires de théologie ; et, à partir de ce moment, ses hautes qualités intellectuelles s'accusent et sa forte personnalité se dessine. Déjà, à la faculté des Arts, l'enseignement basé sur les principes de la scolastique avait frappé son esprit et amorcé son désir d'appren- dre ; mais ce n'était encore, dans sa pensée im- précise, qu'une clarté naissante et une lueur d'aurore. Les lumières empruntées au flambeau de la foi devaient achever la conquête de cette âme naturellement éprise d'idéal, et l'abbé théolo- gien, mis à l'école de saint Thomas et en con- tact avec ses œuvres, allait vouer au prince de la science catholique un culte sans partage. Nous avons été l'heureux témoin des joies et des émotions, des tressaillements et des en- thousiasmes, que faisait naître en ce sémina- riste studieux, à mesure qu'elle se découvrait à son regard, la doctrine théologique de l'Ange de l'Ecole. C'était, pour lui, comme la révéla- tion d'un monde nouveau. Son intelligence sé- duite y entrait à plein vol, et, désormais, elle ne devait plus cesser d'en parcourir et d'en ex- plorer les immatérielles régions. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 293 En 1891, nous retrouvons l'abbé Lortie à Rome. Le Séminaire avait jugé qu'un esprit si robuste el si actif, après deux années d'études dans la ville des Papes, remporterait de cet in- comparable foyer de science et de vie religieuse un notable accroissement de valeur et de pres- tige. Il ne fut pas déçu. La théologie romaine, fécondée et comme re- nouvelée par le souffle thomiste qui passait sur elle, jouissait alors de toute la faveur publique. A l'Université de la Propagande, dont les élèves canadiens suivaient les leçons, l'illustre Satolli tenait le sceptre. Il avait réappris à des milliers d'auditeurs le texte oublié de la " Somme. ' Sa parole claire, sa pensée profonde, son action expressive et animée, ses puissantes envolées métaphysiques n'étaient pas faites pour déplaire à l'abbé Lortie. Notre étudiant québecquois subit le charme du maître. Dans les lettres qu'il écrivait au sortir de ces fêtes de l'esprit, on sent s'émouvoir et vibrer son âme subjuguée par une logique si prenante, et tout heureuse de contempler, à travers le voile transparent des formules, l'inénarrable beauté des dogmes. Rarement, disciple de saint Thomas apporta-t-il à l'étude de ses écrits et de ses doctrines plus d'amour, plus de spontanéité et de conviction. En 1892, Mgr Satolli fut nommé délégué apos- tolique à Washington. L'abbé Lortie entendit 294 DISCOURS ET ALLOCUTIONS avec regret les adieux du grand théologien et conserva avec piété le souvenir de ses dernières leçons. Le manteau d'Elie était tombé sur les épaules d'Elisée. Le professeur changeait, mais la doctrine demeurait. Sous le règne du nouveau et très distingué titulaire1, notre compatriote ne perdit ni son ardeur au travail ni son amour et son culte pour la science religieuse. Au surplus, dans cette âme riche et com- plexe, le sens théologique n'avait rien d'exclusif. L'abbé Lortie aimait le beau. Tout en appro- fondissant les problèmes les plus ardus de la foi, il savait s'enthousiasmer devant une statue de Michel-Ange, devant une fresque de Raphaël, devant les débris majestueux du Forum, devant l'enchanteur panorama des Monts Albains. Son oreille se penchait sur l'écho des ruines ; sa mémoire recueillait toutes les voix de l'histoire. Et ses yeux, remplis de la noble vision des siècles chrétiens, s'humectaient au spectacle de la re- naissance païenne dans cette Rome bénie, violem- ment et perfidement arrachée à ses légitimes possesseurs. Rome pourtant garde encore, Rome gardera toujours, par une sorte de baptême historique, son caractère sacré. Et c'est pourquoi tant 1. Le Révérend Père Alexis M. Lépicier, de l'Ordre des Ser- vîtes. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 295 de jeunes lévites, aujourd'hui comme jadis, con- voitent le privilège d'y recevoir l'onction sainte. L'abbé Stanislas Lortie eut la joie d'être ordonné prêtre le 11 juin 1892, par son Em. le cardinal Parrocchi, dans l'antique basilique de Saint- Jean de Latran. Ses vœux de séminariste reli- gieux et fervent étaient comblés. Sa carrière d'homme d'Église, lié par les fonctions de son état aux intérêts majeurs de la vérité et de la justice, allait commencer. Reçu docteur en théologie après un brillant examen, il revint d'Europe dans l'été de 1893, et le Séminaire, dès son arrivée, lui confia l'une des chaires de philosophie, qu'il occupa pendant sept ans. Et comme rien ne prépare mieux à l'enseignement dogmatique que l'étude et la discipline des sciences rationnelles, lorsque, en 1900, on eut besoin d'un professeur de dogme, c'est au savoir et à l'expérience de notre regretté collègue que les autorités firent appel. L'abbé Lortie apportait à l'enseignement sco- lastique d'exceptionnelles aptitudes. Sa forte intelligence, ses réflexions, ses lec- tures, lui avaient montré dans les doctrines si profondes et en même temps si objectives de saint Thomas d'Aquin, la plus haute perfec- tion de l'esprit humain. Il s'était abreuvé à ce flot pur ; il s'était nourri de cette moelle. La parole des papes, notamment celle de Léon XIII, 296 DISCOURS ET ALLOCUTIONS était là pour l'assurer qu'il ne faisait pas erreur. L'encyclique JEterni Patris lui tenait lieu, en matières philosophiques, d'évangile. Et mieux inspiré que tant d'esprits superficiels ou railleurs, incapables de comprendre le rôle nécessaire des idées générales dans le domaine des sciences, il s'était fait l'apôtre, aussi zélé que convaincu, des thèses et des abstractions thomistes. Ses cours toujours soignés révélaient un es- prit lucide, synthétique et délié, pénétrant jus- qu'à l'intuition. Il se plaisait sur les hauteurs, et dans le dédale des évolutions logiques. Il excellait à tisser la trame d'un raisonnement, à dérouler le fil d'une argumentation, à brandir un syllogisme, à résumer une controverse, à dénouer ou à briser les nœuds d'un sophisme. En toute question, il remontait aux princi- pes, comme l'explorateur se hâte vers les sources. C'est là un des secrets de l'art d'enseigner. L'abbé Lortie possédait ce don à un degré re- marquable ; et, grâce à cette faculté commu- nicative et conquérante, il s'établissait entre ses élèves et lui une corrélation féconde de pensées et une étroite réciprocité de senti- ments. Sa voix un peu aigre, mais nette et sonore, jetait aux oreilles attentives des notes pleines d'éclat et de vie. Il captivait ses auditeurs. Par DISCOURS ET ALLOCUTIONS 207 des interrogations alertes, pressantes, graduées, il tenait en éveil et on haleine leur curiosité docile ; par un choc d'objections habilement posées ou savamment résolues, il faisait jaillir de leur esprit des clartés soudaines. Son geste con- clusif écartait de leurs yeux tous les voiles, et il les introduisait comme par la main au cœur même de la vérité. Nous avons dit que l'abbé Lortie professa d'abord la philosophie. Nous pourrions ajou- ter, tant est grand le rôle de la raison humaine dans la théologie de saint Thomas, qu'il la pro- fessa toujours. Aussi bien, sut-il mener de front l'enseignement dogmatique dont on l'avait chargé et la rédaction d'un texte philosophique suffi- samment adapté au caractère de notre époque et aux besoins de notre pays. Depuis longtemps, en effet, notre estimé col- lègue s'était rendu compte des lacunes assez nombreuses, et de plus en plus visibles, qu'offrait le manuel, en usage parmi nous, du cardinal Zigliara. Certes, il reconnaissait à cet ouvrage, justement réputé, de rares mérites. Il en ad- mirait la structure générale et le style. Il en trouvait, néanmoins, l'érudition touffue ; il estimait nécessaire de condenser ces pages trop diffuses, et, sur certains points, dyeAi préciser et d'en compléter la doctrine. C'est ce qu'il fit dans ses Elementa philosophiez 298 DISCOURS ET ALLOCUTIONS christianœ ad meniem S. Thomœ Aquinatis ex- posita1. Cet ouvrage en trois volumes, qu'on nous dispensera d'analyser ici, se recommande par la justesse des concepts, la fermeté des lignes, l'harmonie des proportions. On y trouve, pré- sentées en belle lumière, plusieurs questions importantes, trop souvent, en d'autres manuels, laissées dans l'ombre, telles que l'induction en logique, l'éducation, le socialisme, l'association professionnelle, le libéralisme en morale. Des citations françaises, groupées au bas des pages, projettent sur le texte latin un vif reflet d'actualité. Dans ce recueil de thèses, et sur cet assem- blage de vérités capitales, on chercherait en vain la draperie soyeuse d'une langue ornée et chatoyante. L'expression de l'auteur est simple, sa phrase sobre, concise, quelquefois même iné- légante. Par contre, sous cette étoffe grossière, quelle ossature solide, quel corps fortement musclé ! Au vrai, est-il besoin que la pensée philosophique se recouvre d'oripeaux ? et les austères doctrines dont elle se compose, n'ap- paraissent-elles pas. d'autant mieux qu'elles n'af- fectent aucun déguisement et qu'elles ne brillent 1. L'ouvrage de l'abbé Lortie, paru en 1909, est le deuxième manuel de philosophie canadien. Le premier, dont l'auteur est M. Jérôme Demers, ancien supérieur du séminaire de Québec, remonte à 1835. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 299 d'aucun éclat d'emprunt ? Toi était le senti- ment de l'angélique docteur saint Thomas, et l'abbé Lortie, son disciple, n'a pas cru pou- voir mieux faire, en commentant ses idées, que de parler son langage. Les qualités et les connaissances déployées dans son manuel par notre philosophe québec- quois, lui ont valu les plus sincères éloges. De graves revues ont favorablement apprécié cette publication ; des maîtres renommés, même d'Europe, y ont très cordialement applaudi. L'Université Laval est fière de constater que, si l'homme a disparu, son œuvre lui survit, et que des centaines de jeunes gens se forment chaque année, dans nos séminaires et dans nos collèges, à l'école du docte professeur dont elle déplore si amèrement la perte. Ce professeur était un métaphysicien ; ce n'était pas un rêveur. Il habitait dans le domaine des idées, non dans le monde des chimères. Il alliait à des vues abstraites très élevées un sens très aigu des réalités physiques et des néces- sités morales. Ce sens, inné chez lui, s'était développé au cours de ses voyages par l'observation judicieuse des faits et des phénomènes sociaux. L'Alle- magne surtout, ainsi que la Belgique et la France, avaient attiré son attention. Il admirait le zèle agissant et organisateur des catholiques 300 DISCOURS ET ALLOCUTIONS de ces contrées ; et, sans assimiler de tout point le Canada à l'Europe ni glisser dans un noir pessimisme, il ne se faisait pas, non plus, illusion sur certains dangers et certains agissements qui nous menacent. De sa chambre d'étude, et par delà les pages des in-folio, son regard fixait l'horizon. Il voyait des nuages sombres s'y amonceler. Il entendait, non sans émotion, la clameur sourde montant, comme un cri de haine, des houillères profondes, ou s'exhalant, comme une plainte, des usines enfiévrées. Et, en son âme d'apôtre, il se disait que, de nos jours plus que jamais, il faut aux travailleurs un idéal religieux qui les oriente et une forte discipline chrétienne qui les régisse ; que, sans l'influence sagement combinée des lois divines et humaines, de la charité et de la justice, de l'autorité et de la liberté, la société, mise à sac par les appétits et par les rancœurs, se couvrira de barricades et de ruines. La philosophie morale de l'abbé Lortie porte ça et là la trace manifeste de ces préoccupations. En 1901 et 1902, le jeune professeur fit ici, dans une série de conférences publiques, un exposé très clair et très documenté des doctrines socialistes. Il nous dépeignit en toute son hor- reur cette vague d'opinion, houleuse, irritée, écumant contre la digue, et rougie de sang par l'anarchie. Et, pour mieux faire toucher du doigt DISCOURS ET ALLOCUTIONS 301 un mal si profond, il en signalait avec clairvoyance les causes diverses, les répercussions et les con- séquences ; il en indiquait aussi, quoique briève- ment, les remèdes. C'est peu de temps après que parut, sous le nom de l'abbé* Lortie, au secrétariat de la Société d'Economie sociale de Paris, une intéressante monographie de famille ayant pour titre : Com- positeur typographe de Québec. Ce travail tout positif, et conduit d'après la méthode Le Play, démontrait par les menus faits ce qu'est chez nous l'ouvrier sobre, religieux et laborieux, et ce qu'il peut être partout dans les mêmes con- ditions et sous les mêmes sauvegardes. Il y avait là, tout à la fois, une leçon d'expé- rience et un programme d'action. L'abbé Lortie eût voulu que nos esprits cul- tivés fissent, dans leurs travaux, une place plus large aux questions et aux considérations so- ciales. Par son initiative, en 1906, une société destinée à favoriser ce genre d'études fut fondée ; et, parles efforts surtout, cette tentative donna lieu à des discussions très utiles sur les plus graves problèmes sociaux et nationaux. Son ambition ne s'arrêtait pas là. Il était de ceux qui croient que la presse catholique, même en notre pays, répond à un réel besoin ; qu'un journal quotidien, inspiré et rédigé sans calcul personnel et avec l'indépendance poli- 302 DISCOURS ET ALLOCUTIONS tique que demande le Saint-Siège, et voué par- dessus tout à la diffusion du vrai et à la défense des intérêts religieux, peut remplir parmi nous un rôle salutaire. On sait comment il s'employa à la réalisation de cette œuvre, et quelle part active, pour ne pas dire prépondérante, il prit dans sa création et dans son fonctionnement. Le journal, du reste, n'était dans sa pensée qu'un des ressorts de la vaste organisation qu'il rêvait pour le groupement et la direction des forces catholiques au Canada, et particulièrement dans notre province. La mort ne lui a pas per- mis d'assister à l'exécution de tous ses projets. Du moins est-il juste d'affirmer que l'œuvre de fédération et d'association qui se poursuit sous nos yeux, et dont le réseau s'étend progres- sivement sur nos paroisses, lui doit, pour une bonne part, son impulsion première et ses pre- miers succès. Et parce que, chez nous, les intérêts de la religion ne sauraient pratiquement se séparer de la langue que parle la majorité catholique et qui éveilla sur nos bords les premiers échos chrétiens, l'abbé Lortie souhaitait pour cet idiome, et pour le peuple qui s'en fait gloire, un avenir de progrès et de triomphe. Notre histoire et nos institutions françaises, la survivance de notre génie, la vocation de notre race, sa force de pénétration, sa vitalité, DISCOURS ET ALLOCUTIONS 303 sa fécondité, son attachement inviolable aux traditions et à la langue des aïeux, étaient pour lui, dans sa conversation comme dans ses écrits, des thèmes favoris. Il prenait un plaisir d'ethno- graphe renseigné et d'enthousiaste patriote à suivre sur la carte, jusque au-delà des frontières, le mouvement merveilleux de notre population. Il était, si j'ose le dire, irrédentiste. On se rappelle ce qu'il a fait, de concert avec son ami, le distingué fondateur de la société du Parler français au Canada, pour mettre sur pied et en bonne voie cette institution si belle, si utile et si féconde. Avec quelle assiduité il as- sistait à ses séances ! avec quel zèle il encoura- geait ses travaux ! combien d'heures, chaque mois, il consacrait à son " Bulletin " ! de quel œil jaloux, et parfois inquiet, il surveillait sa caisse ! L'œuvre, somme toute, marchait à son gré. Et le projet, cher aux initiateurs, d'un immense congrès de la Langue française à Québec, était lancé. Il ralliait tous les suffrages ; il associait en un faisceau toutes les volontés ; il allait fondre en un même hymne des voix harmonisées des deux Frances ; il allait faire retentir sur toutes les lèvres les mêmes accents et les mêmes revendications. Devant un auditoire encore vibrant au sou- venir de cette grande semaine patriotique, je 304 DISCOURS ET ALLOCUTIONS ne redirai ni ce qu'elle fut, ni les ovations qui la marquèrent, ni les espérances qu'elle fit con- cevoir. J'observerai seulement que, malgré l'al- légresse commune, un nuage attristant planait sur les assemblées. Une place était vide, celle de l'un des plus actifs, des plus dévoués, des plus industrieux organisateurs du Congrès. L'abbé Lortie, tombé d'épuisement sur la route, man- quait. Dieu lui refusait le bonheur de saluer de sa voix émue et de contempler de ses yeux réjouis l'apothéose de sa race. Dieu allait lui demander davantage : le sacrifice même de sa vie. Ce sacrifice, nous savons que notre collègue le fit très généreusement. Entouré de l'affection des siens, dans le presbytère de son cher et digne frère, le curé de Curran, il est mort, l'œil attaché au crucifix, l'esprit calme et l'âme pleine de la suprême espérance. Ses dernières paroles ont été ce que fut toute sa carrière, un hommage à Dieu et à sa race. Prêtre convaincu et fidèle, il pouvait décéder en paix, lui qui aima si ardemment le Christ et qui, pour lui gagner des âmes, s'acquitta tou- jours si diligemment du ministère de la prière, de la prédication et de l'action. Il emportait avec lui dans la tombe le témoignage d'une vie de labeur, la sympathie reconnaissante des chefs de l'Eglise, les regrets inexprimables de ses con- frères en deuil. DISCOURS ET ALLOCUTIONS 305 Ayant eu l'honneur d'être secrétaire-adjoint au Premier Concile Plénier de Québec, engagé, de plus, par ses travaux mêmes en de nombreuses relations sociales, l'abbé Lortie était bien connu de tous les dignitaires ecclésiastiques canadiens. Et il comptait, parmi les laïques instruits, un très grand nombre d'admirateurs et d'amis. Son accueil était courtois, son commerce agréa- ble et bienveillant. Sous des dehors d'une cer- taine rudesse faite de brusquerie et de rondeur, il cachait une âme franche, généreuse et loyale. " La sagesse de l'homme, dit l'Esprit-Saint1, luit sur son visage. ' Par toute sa physionomie, l'abbé Lortie laissait voir que la confiance n'avait à redouter de lui aucune duplicité, ni l'amitié aucune traîtrise. En ses yeux largement ouverts se reflétaient, comme en un miroir, la vérité qu'il portait au fond de son âme, et la vérité qu'il découvrait au fond des choses. Il était d'humeur gaie. Sa verve hilarante et jaillissante se donnait libre cours en des éclats d'un franc rire et en des manifestations d'une joie robuste. Mais si, d'une part, par cette jovialité et cette bonhomie, il attirait à lui, de l'autre, par son énergie et sa résolution, il im- posait le respect. 1. Eccl., vin, 1. 20 306 DISCOURS ET ALLOCUTIONS Esprit vigoureux en même temps que pondéré, il voyait sans frayeur les nécessités de la lutte. L'effort, loin de le rebuter, l'entraînait ; et il levait l'obstacle plutôt qu'il ne le tournait. On s'inclinait devant cette nature sincère, soucieuse d'ordre et de justice, capable de s'élever au- dessus d'une question d'intérêts et de sacrifier une préférence politique à une exigence religieuse. L'abbé Lortie est mort à quarante-trois ans : la fièvre d'une activité trop intense, et répandue sur trop de choses, l'a consumé. Quelle multi- plicité d' œuvres ! et pourtant quelle unité de vie ! Le contraste n'est qu'apparent. Au sommet de son âme rayonnait la foi la plus vive ; et la lumière d'en haut, une en tous ses reflets, éclai- rait chez lui d'une même flamme et dirigeait vers un même but le prêtre, le professeur, l'écri- vain, l'orateur, le sociologue, le patriote. C'est cette visée supérieure qui a fait son mé- rite aux yeux de Dieu. C'est cette cohérence, cette convergence d'efforts qui, aux yeux de l'Eglise, de l'Université, de ses concitoyens, consacrera immortellement sa mé- moire. APPENDICE SERMON SUR LE PRETRE prononcé dans l'église de Berthier (Montmagny) le 12 mai 1895 °-*s^9>-i o Omnis ponlifex, ex homi- nibus assumptus, pro homini- bus constituitur in Us quœ sunt ad Deum. Tout pontife, pris d'entre les hommes, est établi pour les hommes en ce qui regarde le culte de Dieu. Heb., v, 1. Monseigneur1, Mes Frères, Sous l'ancienne Loi, promulguée par Moïse, loi de crainte autant que de privilège et de particularis- me, de même que le vrai culte semblait réduit aux bornes étroites et exclusives d'un seul territoire et d'une seule nation ; de même le sacerdoce, lié à 1. Mgr L.-N. Bégin, archevêque de Québec. Sa Grandeur était là pour conférer l'ordination sacerdotale à M. l'abbé Ar- sène Roy, aujourd'hui des Frères Prêcheurs, et frère de Mgr P.-E. Roy, archevêque de Séleucie, et auxiliaire de Québec, de MM. les abbés Philéas, Camille et Alexandre Roy, et de la Rde Mère Marie de l'Eucharistie, de l'Hôtel-Dieu du Sacré- Cœur. 310 APPENDICE la tribu de Levi et à la race choisie d'Aaron, ne pou- vait sortir des rangs de cette lignée ni du cadre sécu- laire de cette dynastie sacrée. Sous la Loi nouvelle, au contraire, loi de bonté aimante et de munificence généreuse, apportée par Jésus-Christ à la terre, les vieux cadres se sont brisés, les castes héréditaires se sont effacées ; et, dans une religion qui embrasse indistinctement tous les hom- mes, tous les pays et tous les siècles, le sacerdoce, lui aussi, s'alimente à toutes les sources et tire de partout ses nobles et saintes recrues : pontifex ex hominibus assumptus. Ce n'est plus seulement la tribu de Lévi ni la race privilégiée d'Aaron, c'est toute tribu, toute race, c'est toute famille humaine qui peut prétendre à l'honneur de fournir des prê- tres à la religion, des ministres à l'Eglise, des coopé- rateurs à Dieu. Cependant, je me hâte de l'ajouter, même sous cette loi si large et sous ce régime si bienfaisant, il y a place pour des familles de choix. L'œil découvre ça et là des familles préférées, aux fortes et saines traditions, sur lesquelles le regard de Dieu se repose avec plus d'amour, et auxquelles la grâce divine s'attache- avec plus de constance ; et il arrive que volontiers la Pro- vidence en fasse sortir, pour le plus grand bien des peuples, non pas de simples unités, mais des groupes et des essaims d'ouvriers évangéliques. La circonstance de ce jour nous en offre un tou- chant exemple. Dans une famille de cette paroisse, comblée simulta- nément des bénédictions d'Abraham et des plus hautes faveurs du ciel, l'on a vu, par une riche et admirable éclosion de vocations religieuses, refleurir en quel- que sorte la tige féconde d'Aaron. Et, lorsque déjà quatre de ses membres, soit dans le sacerdoce, soit dans la vie claustrale, avaient voué au culte de Dieu et au service de l'Eglise leurs talents et leurs vertus, vous avez voulu, Monseigneur, par une attention APPENDICE 311 délicate, venir donner au cinquième, sous Les regarda réjouis de ses parents H de ses amis, l'onction sainte, et ajouter ce nouveau fleuron à une si belle et si bril- lante couronne. Que ne puis-je, mes Frères, pour répondre à votre attente et au caractère auguste de cette fête, vous pailer, comme il convient, de l'excellence du prêtre, de l'ineffable dignité dont il est investi, et des fonc- tions tout à la fois redoutables et sublimes que la religion lui confie ! Mais il faudrait pour cela l'inspi- ration des prophètes, la langue des docteurs, l'éloquence des saints. Dans mon impuissance, je m'estimerai heureux si je parviens à vous exposer et à graver profondément dans vos cœurs les trois pensées qui feront l'objet de cette instruction, à savoir, que le prêtre est l'ou- vrage spécial de Dieu, que le prêtre est la personnifi- cation de Dieu, que le prêtre est l'instrument des œuvres de Dieu. Daigne la Vierge Marie, reine des anges et des saints, et patronne tout aimable et toute secourable du cierge, bénir et féconder mon humble parole ! I Lorsque, mes Frères, dans vos corps délibérants, vous avez besoin d'un chef, lorsque la nation canadienne veut se donner des législateurs, armés de cette liberté que les statuts vous accordent, vous jetez votre suf- frage dans l'urne électorale, et l'élu qui en sort peut se dire votre créature. Vous l'avez, à votre gré, élevé aux honneurs d'une charge que les meilleurs citoyens convoitent ; et, à votre gré aussi, quand l'heure sera venue, vous pourrez, s'il le faut, briser comme un roseau cette œuvre fragile de vos mains. En est-il ainsi du prêtre ? Le prêtre est-il une créature de l'homme, un simple citoyen qui émerge tout-à-coup de la foule obscure de ses compatriotes, 312 APPENDICE mais pour y retomber peut-être demain ? Non, mes Frères : le prêtre n'est pas l'élu de l'homme, mais il est l'élu de Dieu ; il n'est pas le mandataire de l'homme, mais il est le mandataire de Dieu ; il n'est pas l'ouvrage de l'homme, d'un être aussi borné, aussi imparfait et aussi impuissant, mais il est l'œuvre du parfait Auteur, le chef-d'œuvre du suprême Ouvrier qui d'un signe de sa main a fait surgir mille mondes et d'un trait de son génie a créé le sacerdoce, média- tion merveilleuse entre ces mondes et lui-même, entre la terre et le ciel. Aussi, de toute éternité, Dieu a-t-il marqué le prêtre du sceau de ses préférences. Il l'a choisi et distingué d'entre des milliers d'hommes, ses sembla- bles, pour lui faire une destinée à part, pour lui tra- cer dès le principe une orientation spéciale, pour lui dicter des règles de conduite conformes à la gran- deur et aux exigences de sa mission. De quels soins, mes Frères, l'Eglise n'entoure-t-elle pas le jeune homme qu'elle destine au ministère divin des autels ! Avec quelle tendre sollicitude ne suit-elle pas la marche de son esprit, les phases et les progrès de sa formation cléricale ! C'est à ses yeux une plante précieuse, la plus belle, la plus chère, la plus estimée de tout le jardin ; et, tout ce qu'elle peut trouver de lumière dans le sens de ses dogmes, de grâce et de chaleur dans la vertu de ses sacrements, de rosée et de fécondité dans l'ardeur de ses prières et la sagesse de ses conseils, elle le lui prodigue sans relâche d'une main jalouse et amoureuse. C'est ainsi que le jeune lévite, préparé par de lon- gues études, par des années de travail, de méditation et de retraite, et par un commerce intime et habituel avec Dieu, arrive au jour trois fois saint de son ordi- nation. O moment solennel ! ô touchante cérémonie, où l'on ne sait qu'admirer le plus, de l'expressive beauté des rites, de l'imposante majesté des symboles, ou des élans de prières, d'adjurations et de suppli- APPENDICE 313 entions, que l'Eglise fait alors monter jusqu'aux pieds du Très-Haut ! Quelle haute, et soudaine et mystérieuse transfor- mation s'accomplit dans l'âme de celui que le Sei- gneur s'est choisi pour ministre ! L'évêque consé- crateur le bénit, lui impose les mains ; il fait sur lui l'onction sainte, et, par ces signes sensibles d'une vertu invisible mais réelle et efficace, le prodige s'opère. Ce jeune homme, hier encore libre de s'engager dans d'autres voies et de répondre à d'autres appels, lui qui, il y a un instant, humblement prosterné sur les dalles du sanctuaire, cachait dans la poussière le néant de sa faiblesse et l'émotion repentante de son cœur, il se relève maintenant prêtre : prêtre pour l'éternité : sacerdos in œternwn. Sa figure s'est illu- minée ; son front brille d'une auréole ; ses mains portent un sceptre. Incroyable merveille : non, ce n'est plus un homme, ce n'est plus un fils, ce n'est plus un frère ; c'est un Dieu. Comme jadis au baptê- me du Christ, dans les ondes sacrées du Jourdain, il semble qu'une blanche colombe, échappée du sein de Dieu et apportant sur ses ailes l'Esprit sanctifi- cateur, vienne se reposer sur sa tête consacrée, et l'on croirait entendre, partie des hauteurs célestes, une voix surnaturelle nous répéter ces mots bénis : Hic est Filius meus dilectus in quo mihi complacui : ij)sum audite\ Celui-ci est mon fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances : écoutez-le. Oui, peuples, écoutez-le ; chrétiens, révérez-le ; révérez son nom, son autorité, sa grandeur. Proster- nez-vous devant cet ange de la terre, ce messager du Très-Haut, cet interprète des pensées et des volon- tés divines. Il a été prédestiné pour vous ; il descend des hauteurs de la grâce vers vous ; il vous apporte lumière et justice, vertu et vérité, bonté, miséricorde, consolation, pardon. 1. 2 Pet., i, 17. 314 APPENDICE II Quand l'homme, mes Frères, veut prendre possession d'un bien quelconque, d'une maison, d'une terre, d'un royaume, il y met quelque chose de lui-même, une expression, une marque de sa pensée et de son autorité. De même, lorsque Dieu prend possession d'une âme, de l'esprit et du cœur d'un jeune homme, pour en faire les organes de sa parole et les instru- ments de son action, il y imprime son cachet, le carac- tère de sa perfection et de sa puissance ; il y marque l'effigie auguste de sa divinité elle-même. Vous êtes-vous jamais demandé ce que c'est que le caractère sacerdotal ? en quoi consiste ce titre de gloire et d'honneur qui place le prêtre bien au-dessus de ceux qui l'entourent, qui l'élève comme sur un trône, et lui concilie en tous les pays l'estime, le res- pect, l'instinctive vénération des fidèles de toute classe et des hommes de toute croyance ? Quand vous vous inclinez devant le prêtre, lorsque, au sortir du reli- gieux spectacle de l'ordination d'un parent, d'un ami, d'un compagnon d'enfance, vos fronts se courbent sous sa main bénissante pour recevoir sa première grâce et recueillir ses premières faveurs, ce qui vous réjouit, ce qui vous émeut, ce qui vous pénètre des sentiments d'une indicible allégresse, est-ce simple- ment l'habit vénérable qu'il porte, son extérieur modeste, sa figure radieuse et divinement pure ? N'y a-t-il pas plutôt sous ces dehors de bonté, plus loin, plus avant, dans le sanctuaire intime de cette âme, quelque chose de beaucoup plus beau, de beau- coup plus noble, de beaucoup plus touchant, quel- que chose que vous ne voyez pas sans doute des yeux du corps, mais que vous sentez par l'instinct de l'esprit et que vous apercevez par le regard de la foi ? Oui, mes Frères. Et ce quelque chose qui vous captive et qui vous subjugue, ce pouvoir mystérieux qui fait tomber à genoux le père devant son fils, le frère APPENDICE 315 devant son frère, toute une paroisse et tout un peu- ple devant un simple enfant du peuple, ce je ne sais quoi qui en impose aux principautés de la terre, aux dominations du ciel, et aux puissances de l'enfer elles- mêmes, voilà ce qui fait le prêtre. C'est la partici- pation, le rayonnement, l'irradiation du sacerdoce de Jésus-Christ dans une humble personne humaine1, dans une a me élevée, transformée et divinisée ! Pères de famille, dont le cœur vibre de joie, de contentement et d'amour, à la vue de candides en- fants s'ébattant sous vos yeux, pourquoi ces émo- tions si douces, ces sollicitudes si vives, et ces tressail- lements si profonds ? Ah ! je le comprends : c'est que vos enfants, ce sont d'autres vous-mêmes : c'est votre chair, c'est votre sang, c'est votre âme. Eh bien ! ainsi en va-t-il du prêtre dans cette grande famille lévitique dont Notre-Seigneur est le chef. Cet ou- vrage des mains de Dieu, cette créature du cœur de Dieu, ce fils des divines amours, c'est un autre Jésus- Christ : sacerdos alter Christus. Jésus-Christ, d'une certaine manière, entre dans la personne du prêtre, comme l'eau entre dans le sol pour l'enrichir de sa substance, comme le soleil entre dans la plante pour l'échaufTer et la féconder. Je le répète, et c'est là l'écho de la tradition chré- tienne tout entière, oui le prêtre représente de la fa- çon la plus vraie, la plus intime, la plus substantielle, notre divin Sauveur. Il en occupe dans le monde la place unique et centrale, et il en revêt dans sa per- sonne l'esprit, les facultés, la puissance. Il en a l'ins- tinct et les yeux pour découvrir les misères secrètes et les besoins les plus ignorés. Il en a la pitié et le 1. "Christus est fons totius sacerdotii ; nam sacerdos le- galis erat figura ipsius, sacerdos autem novae legis in persona ipsius operatur " (saint Thomas, Som. théol, in P., Q. xxn, art. 4). 316 APPENDICE cœur pour entendre la prière du pauvre et le sanglot du malheureux. Il en a l'ardeur et le zèle pour courir à la poursuite de la brebis errante. Il en a la tendresse et l'amour pour saisir cette brebis égarée, pour la char- ger sur ses épaules et la ramener au bercail. Que dis-je, il en a le courage, la patience obstinée, l'héroïsme invincible pour porter, quand il le faudra, aux heures d'épreuves et d'angoisses, et aux jours de persécu- tions, la couronne d'épines du Calvaire. Bref, le prêtre catholique, c'est une autre incarna- tion du Fils de Dieu dans le cœur de l'homme ; c'est l'achèvement, le couronnement de l'œuvre rédemptrice, et le complément merveilleux de la plus grande mer- veille divine. III Faut-il donc s'en étonner, mes Frères ? ce que fut jadis l'adorable Maître pendant les jours qu'il passa sur la terre, le prêtre l'est aussi, dans un degré émi- nent, parmi les peuples confiés à son ministère. " Mon royaume, disait Notre-Seigneur aux Juifs qui rêvaient d'une monarchie terrestre, mon royaume n'est pas de ce monde ; ma royauté n'est pas de celles qui s'exer- cent par le tranchant du glaive. " Le prêtre peut dire comme Jésus : " Si je règne, ce n'est sans doute ni par de puissantes armées, ni sur un vaste empire. Mon pouvoir s'exerce non sur le monde des corps, des choses matérielles et sensibles, mais sur le monde des âmes : omnis pontifex pro hominibus constituitur in lis quœ sunt ad Deum. " Ici, toutefois, dans ce monde spirituel et dans ce domaine moral, le prêtre, disons-le bien haut, rem- plit une mission que n'égale ni la fonction des rois, ni le destin glorieux des plus fiers conquérants de la terre. Voyez-vous, mes Frères, cet homme vêtu de noir qui de bonne heure le matin, un bréviaire sous le bras, APPENDICE 317 dirige ses pas empressés vers le temple divin ; qui, chaque jour, monte gravemenl à l'autel pour y offrir la victime sans tache et pour tendre vers l'auteur de tout l>ien ses mains et ses lèvres suppliantes ; dont la vie est toute liée et comme enchaînée à la vôtre ; qui vous suit sur toutes les routes et à travers tous les deuils ; qui pleure sur toutes les tombes, sourit sur tous les berceaux ; qui s'émeut de toutes vos joies et s'afflige de toutes vos tristesses ; dont la bouche jamais ne s'ouvre que pour instruire et bénir ; dont le cœur jamais ne palpite que du battement même de vos cœurs ; dont la bonté modeste, magnanime, onc- tueuse1, sympathise avec le plus humble et le plus oublié d'entre vous. Eh ! bien, je n'hésite pas à le dire, sûr en cela de rendre vos pensées et la pensée reconnue de l'Eglise, cet homme, c'est le plus digne et le plus insigne bienfaiteur que le ciel ait donné à la terre. Car, enfin, dites-moi : qu'y a-t-il de plus profita- ble et de plus désirable pour vous ? Serait-ce la santé de vos corps ? Mais cette santé corporelle, sujette à tous les assauts de la maladie et de la mort, elle n'est, vous le savez, qu'un avantage précaire, lequel a manqué à de grands hommes et à d'illustres saints. Serait-c? la richesse de vos champs ? Mais cette richesse dou- teuse, incertaine comme la goutte de pluie ou le rayon de soleil qui l'engendre, ne donne et ne peut donner qu'un pain matériel et grossier. Serait-ce, du moins, le triomphe de vos idées et de vos ambitions politiques ? Hélas ! l'expérience le prouve, la politique humaine n'est souvent qu'une misérable toile d'araignée que le moindre coup de balai déchire, et que le moindre souffle emporte. Non, mes Frères : ce qu'il y a de vraiment utile et de hautement désirable pour vous, ce n'est rien de tout cela : c'est le bien, c'est le salut de vos âmes, de ces âmes créées à l'image de Dieu, spirituelles, immortelles, de ces âmes appelées à jouir, dans la mesure de leurs mérites, d'une félicité sans ombre et d'une gloire sans déclin. 318 APPENDICE Or, ai-je besoin de l'ajouter ? l'ami vrai et fidèle, le guide éclairé et sûr, le directeur assidu et dévoué des âmes, c'est le prêtre. C'est lui qui les nourrit du pain de la parole, non pas de cette parole humaine, légère comme le vent des opinions et des systèmes, mais de. cette parole substantielle et féconde où des- cend et rayonne la vérité même de Dieu. C'est lui qui les régénère, les rafraîchit et les retrempe dans les eaux salutaires de la grâce, en tenant ouvertes sur elles, sans interruption de temps et sans acception de personnes, toutes les sources d'où cette grâce découle. C'est lui, enfin, homme de bonté, de charité et de pardon, qui verse sur toutes les plaies et qui applique à toutes les blessures le baume réparateur des plus suaves consolations. Ministre du Dieu de toute sainteté, il a pour mis- sion de sanctifier le monde. Et, si le monde n'est pas saint, si les hommes croupissent encore dans la honte du vice et dans la fange du péché, c'est qu'ils mé- prisent la parole du prêtre ; c'est qu'ils méconnaissent son œuvre, et qu'ils foulent aux pieds f-on autorité. Malheur aux sociétés où le respect du prêtre baisse et s'en va : elles sont vouées à la ruine ! Heureuses, au contraire, mille fois heureuses les populations ou les paroisses qui, comme la vôtre, mes Frères, entou- rent de leur estime et consolent de leur amour le sage pasteur qui les guide, et se réjouissent et tressaillent à la vue de nouveaux soldats enrôlés sous les divins étendards ! Jeune ministre du Seigneur, piètre de Jésus-Christ, qui venez de recevoir avec les sentiments d'une piété si tendre l'onction du sacerdoce, et dont les mains, toutes ruisselantes encore de l'huile sainte qui fait les apôtres, n'auront plus désormais qu'à consacrer et à bénir, jouissez de votre bonheur : c'est le plus grand de tous, c'est le plus grand que l'homme puisse goûter ici-bas ! Encore quelques heures, et vous gravirez tremblant, APPENDICE 319 ému, tout palpitant d'une joie inexprimable, les de- grés de l'autel qui sera pour vous comme un autre Thabor où vous apparaîtrez suspendu entre la terre et le ciel. Oh ! dans votre bonheur, entraîné par vos désirs et par l'appel des anges, montez, montez jus- qu'aux célestes parvis. Ne craignez pas, puisque l'Eglise vous en reconnaît le droit, de commander à Dieu, de mettre hardiment la main sur le trésor de ses grâces, et sur son Fils lui-même. Ce Fils vous est soumis, ces grâces vous appartiennent, votre pou- voir s'étend sur toutes les richesses divines. Permettez en même temps qu'au nom du pontife aimé qui préside cette cérémonie, au nom du digne pasteur préposé à cette paroisse, de vos parents chéris et de toutes les personnes présentes, permettez que je sollicite une part dans les brûlantes prières qui s'échap- peront de vos lèvres. Ces prières, nous le savons, seront au ciel d'une efficacité souveraine ; car rien ne plaît à Dieu comme la demande d'un cœur pur, rien ne lui est agréable comme ce parfum d'une âme vir- ginale où l'arôme de la grâce mêle sa vertu à l'encens du sacrifice. Demandez à Notre-Seigneur de nous bénir tous,, d'éclairer nos esprits, de purifier nos cœurs, de nous associer par les liens de son amour à votre joie et à votre bonheur, pour que tous, un jour, nous puissions aller au ciel louer Dieu, l'exalter, et le contempler à jamais dans l'immortelle compagnie des anges et des •bienheureux. Ainsi soit-il avec la bénédiction de Monseigneur l'Archevêque ! ALLOCUTION POUR UNE CÉRÉMONIE DE PREMIÈRE COMMUNION prononcée dans la chapelle des Ursulines de Québec le 21 mai 1899 =*~o- Sinite parvulos venire ad me. . . talium enim est regnum Dei. Laissez venir à moi les petits enfants ; car le royaume des cieux est pour eux et ceux qui leur ressemblent. Marc, x, 14. Mes chères enfants, Les paroles que je viens de vous citer me remettent en mémoire l'une des scènes les plus gracieuses et les plus touchantes de l'Evangile. Un jour, pendant que Jésus, sur les bords du Jour- dain, était à instruire les foules de la Judée et à ré- pondre aux questions malveillantes des Pharisiens, voici qu'un groupe de personnes se forme près de lui. Ce sont des mères de famille aimantes et confiantes, dont les regards avides cherchent les yeux du bon Maître, et qui lui amènent leurs jeunes enfants, en lui deman- dant pour eux une grâce et une caresse. Dans leur zèle indiscret, les disciples veulent écarter et repousser loin du Sauveur la troupe enfantine ; mais Jésus, touché jusqu'au fond du cœur, les en reprend et leur dit : APPENDICE 321 u Laissez venir à moi les petits enfants ; c'est à de telles âmes qu'appartient le royaume (les eieux. " Et, pendant que de ses lèvres tombaient ces douces paroles, sa main bienveillante, effleurant les petites bêtes disposées autour de lui comme une guirlande de fleurs, répandait sur les enfants et sur leurs mères émues les plus précieux trésors d'une puissance et d'une charité infinies. Aujourd'hui, mes chères enfants, il me semble qu'une scène analogue se déroule sous nos yeux. Depuis longtemps déjà, le doux nom de Jésus re- tentit à vos oreilles. On vous a parlé maintes fois de cet aimable Sauveur qui chérit, plus qu'on ne saurait dire, l'enfance et la jeunesse, et qui ne se con- tente plus d'étendre sur les têtes sa main caressante, mais qui pousse la bonté, la charité et la tendresse jusqu'à descendre dans les cœurs. Et séduites par cette pensée, et de plus en plus désireuses de vous unir étroitement à ce Dieu si bon et à cet Ami si ten- dre, et de contracter avec lui une alliance éternelle, vous êtes accourues dans vos blanches toilettes, sym- bole de la pureté de vos âmes ; vous êtes venues pren- dre place à cette table sainte où tant d'autres enfants de votre âge, et tant de générations d'élèves formées à l'école illustre des filles dévouées et distinguées de la Vénérable Marie de l'Incarnation, ont reçu les pre- mières faveurs du Dieu de l'Eucharistie. Ah ! mes chères enfants, qu'il est donc beau entre tous, et qu'il doit être à jamais béni, ce jour tant souhaité de la première communion, et combien, ce matin, je regrette de ne pouvoir vous en parler digne- ment ! Il me faudrait le langage des anges, et la voix des Chérubins qui chantent là-haut les louanges di- vines, pour exprimer et décrire tout ce qu'il y a de grandeur touchante, d'impressions suaves, de douceur indéfinissable dans ce premier festin de l'âme, dans ce premier banquet de l'amour, dans cette pre- mière rencontre tout intime et toute familière d'un 21 322 APPENDICE jeune cœur avec le cœur incomparable de Jésus. Songez d'abord que Celui dont vous allez vous nourrir, c'est ce Dieu tout puissant qui d'un mot a créé le monde, les hommes, les animaux, les plantes ; qui a semé comme une poussière d'argent les étoiles dans l'espace ; et devant qui tout s'incline avec le plus profond respect, au ciel, sur la terre, et dans les enfers. Songez que Celui dont la substance va pénétrer, sous le voile d'un peu de pain, jusque dans le secret de vos cœurs, c'est ce Sauveur adorable qui est né pour nous dans une crèche ; qui, avant de souf- frir et de mourir pour notre salut, s'est fait le guéris- seur de tous les maux et le dispensateur de toutes les grâces ; et qui, depuis dix-neuf siècles, par le plus étonnant des prodiges, se tient enfermé et captif au fond de nos tabernacles où il réside sans cesse pour guider et consoler nos âmes affligées. C'est là, sans doute, un mystère, et nos esprits fai- bles et bornés ne sauraient ici-bas le comprendre ; mais nous devons le croire fermement, inébranlable- ment, parce que Dieu lui-même nous l'enseigne, et que l'Eglise notre mère, par la voix de ses pontifes et l'organe de ses docteurs, nous en transmet l'irré- cusable vérité. Oui, chères enfants, ce Jésus qui, comme le raconte l'Evangile, se plaisait dans la compagnie des petits et des humbles, leur parlant avec amour, les bénis- sant avec effusion, ce Sauveur tendrement bon, excel- lemment charitable, infiniment miséricordieux, fils de Dieu devenu homme sans cesser d'être Dieu, vous allez le voir bientôt s'avancer vers vous. Il veut sortir pour vous des ombres de sa retraite. Il veut se poser sur vos lèvres et au plus profond de vos cœurs. Il veut vous dire, en un mystérieux langage, de quelle fran- che et ardente affection il vous aime, et combien il est heureux de vous en donner cette marque certaine. N'est-ce pas, de votre côté, avec la foi la plus vive, et avec les sentiments les plus profonds d'humilité APPENDICE 323 4 et de respect, que vous devez vous disposer à ce moment solennel ? Vous avez vu, en cette grande fête qu'on nomme la fête-Dieu, l'annuel déploiement de pompes et de rites qui se fait dans les églises et dans les rues de la ville : la procession où figurent les personnes les plus distinguées, les visages recueillis, les arcs de triomphe, les inscriptions qui parent les murs, les bannières qui flottent au vent, les fleurs qui jonchent le sol, la fumée montant des encensoirs, pendant que de joyeuses fanfares mêlent aux chants religieux leurs notes re- tentissantes. Pourquoi tout ce décor, et ces festons magnifiques, et cet apparat inaccoutumé ? C'est que, semblable à un prince, Notre-Seigneur sort ce jour-là de son obscur palais pour visiter ses sujets fidèles, et pour recevoir les hommages de tout le peu- ple chrétien. L'homme ne saurait trop faire pour cé- lébrer son Roi et pour honorer son Dieu. Eh bien ! mes chères enfants, c'est ce même Dieu et Seigneur qui, sortant de son tabernacle, veut ce matin prendre publiquement possession de vos cœurs. En présence de ceux et de celles que vous aimez le plus, de vos très chers parents, de vos maîtresses vénérées, de vos aimables compagnes, il veut entrer en vous, faire de vos jeunes âmes comme des sanctuai- res consacrés à son culte et comme des temples vivants réservés à son amour. Ce n'est ni la beauté de l'or ni la splendeur du marbre qu'il recherche, mais l'éclat plus pur et la beauté plus vraie des vertus fraîche- ment écloses dont vos fronts portent le reflet, de la modestie, de la candeur, de la piété, de l'obéissance, de tout ce qui fait, aux yeux des anges et des hom- mes, le charme séduisant et irrésistible de votre âge. Pour accueillir ce Roi si bon, et ce Dieu si bien- veillant, dont la majesté préfère aux lambris dorés des princes et des grands l'humble retraite de vos âmes, que devez-vous donc faire ? l'aimer de toutes vos forces, lui demander le pardon de vos fautes, lui 324 APPENDICE vouer toutes vos pensées, tous vos désirs, tous vos actes, votre existence tout entière. C'est ce qu'il attend de vous, et c'est ce qu'il exige en retour de l'amour ineffable qui le porte à se communiquer à vous. Et remarquez bien, chères enfants, jusqu'où va cet amour de Dieu pour les hommes, et pour vous, en particulier. Notre-Seigneur, en se donnant dans la sainte communion, ne fait point que passer, comme le navire qui glisse sur l'eau sans y laisser de trace. Bientôt, il est vrai, l'hostie qui le renferme disparaît, mais sa grâce, mais ses dons, mais ses secours de toutes sortes demeurent. Jésus, dans ce sacrement, est vraiment la nourriture des âmes qui le reçoivent. Le corps humain, vous le savez, tomberait vite en langueur, s'il n'avait, pour se soutenir, pour réparer et accroître ses forces, une alimentation constante et appropriée. Ainsi en est-il de nos âmes, lesquelles ne peuvent rien, absolument rien, dans l'ordre du salut, sans la grâce de Jésus-Christ. C'est cette grâce qui nourrit notre foi, qui entretient notre espérance, qui enflamme notre charité ; et c'est d'elle que nous vient la force contre le démon, la fidélité au devoir, l'amour et la pratique de la vertu. Voilà ce que vous trouverez en approchant bientôt de cette table sainte dressée sous le regard des anges par les mains de l'Eglise, votre mère. Voilà les tré- sors et les richesses que l'hostie consacrée, sous ses blancs et purs contours, apportera bientôt en vous et déposera au fond de vos âmes. Ces trésors, ils dépas- sent tout ce que notre imagination peut concevoir de plus précieux ; ces richesses, elles l'emportent sur tous les biens de la terre, et elles ne peuvent être com- parées qu'aux richesses mêmes du ciel. Puisqu'il en est ainsi, redoublez de ferveur dans le désir qui vous presse de prendre part au banquet divin. Fixez votre attention sur cet unique objet. "Bannissez loin de vous toute pensée profane ; et de- APPENDICE 325 mandez à la Vierge très bonne, très douce, très clé- mente, de vous conduire, comme par la main, aux pieds de son fils Jésus, de vous présenter à lui, et de vous met ire elle-même en relations intimes et en contact surnaturel avec lui. Puis, mes chères enfants, lorsque Notre-Seigneur sera enfin l'hôte de vos cœurs ; quand une fois vous aurez goûté l'indicible bonheur de manger le pain des anges ; quand le front rayonnant de joie, la figure épanouie, l'âme vibrante et débordante des émo- tions les plus pures, vous sortirez de cette chapelle et reprendrez gaîment, sous l'œil réjoui de vos mères, le chemin de la vie, ah ! je vous en supplie, ne perdez jamais la mémoire d'un si beau jour. Gardez soigneu- sement, gardez éternellement le souvenir de votre première communion. Il y a des choses qui s'oublient, des événements même importants que l'âge et les affaires finissent par effacer dans les replis de notre pensée. N'oubliez jamais la première visite ni les premières faveurs de Jésus-Hostie. Ce souvenir est sacré : il doit survivre à tous les deuils, planer sur toutes les fortunes ; il doit rester attaché à l'âme comme un parfum suave, plus pénétrant que le par- fum des lis, plus embaumant que la senteur des roses, comme un arôme indestructible. Retenez, rappelez- vous toujours cette date mémorable, la plus mar- quante peut-être, et à coup sûr la plus consolante de toute votre vie. Célébrez-la chaque année par un acte religieux qui ravive vos émotions premières, et qui évoque toutes les joies de votre bonheur présent. Surtout, mes chères enfants, restez fidèles aux pro- messes par lesquelles, très sincèrement, vous allez vous lier à Jésus. La foi, la conscience, l'intérêt, la reconnaissance vous en font pour toujours un devoir. Gardez-vous de compromettre par quelque fausse démarche, ou par quelque légèreté coupable, l'inno- cence de vos âmes, de ces âmes plus limpides que le cristal, et plus fraîches et plus belles que les déli- 326 APPENDICE cates parures dont l'amour maternel vous a aujourd'hui revêtues. Vous allez devenir des temples, des sanctuai- res de Jésus ; de grâce, ne profanez pas, par des pen- sée dangereuses ou par des actes immodestes, la de- meure du Dieu trois fois saint. Vos cœurs seront des trônes où ce Dieu siégera en maître ; ne chassez pas de ces sièges d'honneur Celui qui est si heureux, si désireux d'y régner, mais qui déteste et abhorre le péché, et qu'une seule faute grave suffit pour éloigner, combien tristement hélas ! de l'âme ingrate et de la conscience infidèle. Au contraire, que la pensée des bontés, des ten- dresses, des amabilités du Sauveur divin soit pour vous toutes une garantie et une sauvegarde. Des pécheurs se sont convertis au seul souvenir de leur première communion, de cette première hostie sainte déposée sur leurs lèvres, de ce premier baiser mystique imprimé sur leur cœur. Vous-mêmes, chères amies, cherchez dans ce pieux et religieux souvenir une lu- mière aux heures de doute, un soutien aux jours de tristesse, une force et un rempart contre les tenta- tions. Et quand l'esprit séducteur tentera de vous entraîner à sa suite ; quand, sous de brillants dehors, et sous les apparences trompeuses de la vanité et du plaisir, il viendra murmurer à vos oreilles des mots perfides et des sollicitations honteuses, dites généreu- sement : " Je suis à Jésus ; Jésus est en moi ; rien au monde, ni le plaisir, ni la crainte, ni les promesses, ni les menaces, ne saurait me détacher de Jésus. ' Vous grandirez, mes chères enfants. A l'enfance succédera la jeunesse, à la jeunesse l'âge mûr, à l'âge mûr la vieillesse. La vie, si brillante pour vous à son aurore, se couvrira peu à peu de nuages ; elle vous apportera son lot commun de joies et de peines, de succès et de revers, mille déceptions, mille inquiétu- des, mille dangers. Les illusions de vos jeunes cœurs tomberont à vos pieds, une à une, comme des feuilles sèches. La mort aussi fera son œuvre, s'attaquant APPENDICE 327 aux êtres qui vous sont le plus chers, à ceux-là mêmes dont vous êtes en ce moment la joie et l'or- gueil, e1 dont le bonheur si vrai se mêle et se confond avec celui que vous ressentez. Mais dans ce désenchan- tement et dans ce malheur, et quand peut-être tout sera tombé et tout aura disparu près de vous, vous ne serez pas seules. Quelqu'un vous restera, et ce confident suprême de vos peines et ce consolateur fidèle de vos tristesses, ce sera l'ami qui ne trompe jamais, le Dieu du tabernacle et le Jésus de la table sainte qui vous tend aujourd'hui sa main, et qui vous ouvre aujourd'hui son cœur. Entrez donc de toutes vos âmes candides dans ce cœur et cet asile généreux. Promettez à Notre-Sei- gneur confiance, amour, fidélité. Conservez-lui, sans faillir, ce culte dont vous lui offrez les prémisses, et lui-même vous conservera son amitié et ses grâces. Priez-le pour vous-mêmes, pour vos parents bien- aimés, pour tous ceux et toutes celles qui s'intéressent à vous. Remerciez-le du grand don qu'il va bientôt vous faire ; et un jour, après une vie vraiment chré- tienne, toute remplie de vertus, de mérites et de bonnes œuvres, se vérifiera pour vous cette parole que je rappelais en commençant : " Laissez venir à moi les petits enfants ; car c'est à de telles âmes qu'appar- tient le royaume des cieux. " Votre communion d'enfants, source de tant de joies, se consommera pour vous en un banquet cé- leste, en une communion plus haute, plus sainte et plus divine qui sera, à la table même des anges et en présence de l'Agneau sans tache, le terme de tous vos travaux, la fin de toutes vos misères, et l'assouvisse- ment de tous vos désirs. Ainsi soit-il ! ALLOCUTION prononcée à l'occasion d'une réunion le CONFRÈRES DE CLASSE dans la chapelle du Petit-Cap (St-Joachim) le 19 juin 19C1 <>---*£& '-«-*- Chers confrères, Vous n'attendez de moi sans doute ni un sermon ni un discours. Et si, sur la demande du Comité d'organisation, j'ose prendre aujourd'hui la parole devant vous, ce n'est ni pour dérouler des phrases ni pour dicter des leçons : c'est tout simplement pour traduire à haute voix les sentiments dont vous êtes vous-mêmes pénétrés et pour exprimer publiquement ce que tous ressentent au fond de leurs cœurs. Une réunion de confrères de classe a évidemment son côté profane, ses joies, ses réminiscences, ses ca- maraderies prime-sautières et pleines d'entrain : elle a aussi, et surtout, son côté religieux. Et c'est pour- quoi nous sommes ce matin réunis dans cette chapelle dont les murs moussus et discrets gardent tant d'his- toriques souvenirs, et dont les voûtes, empreintes d'une simplicité touchante, ont résonné à travers les âges de tant de pieux cantiques. Fn pensant aux prêtres vénérables, la plupart dis- parus, qui ont célébré en ce sanctuaire le Saint Sa- crifice de la messe, en songeant aux nombreux essaims d'écoliers qui sont venus ici chaque année, pendant APPENDICE >V2\) les mois de vacances, éveiller l'écho des bois, s'ébattre sous l'ombre des grands chênes, et retremper leurs joies dans la grâce des mystères divins, nous ne sau- tions nous défendre d'une vive et salutaire émotion. Le temps qui emporte tout, qui n'épargne ni âge, ni santé, ni talent, qui a rompu le fil de tant d'existences précieuses et enlevé pour jamais de la scène du monde tant d'hôtes assidus de ces lieux traditionnels et de cette retraite sacrée, le temps, dis-je, nous entraîne, nous aussi, dans sa marche continue et irrésistible vers l'éternel séjour d'où l'on ne revient pas, mais qu'il nous appartient de rendre heureux ou malheureux. Cette pensée, tout austère qu'elle paraisse, ne me semble pas hors de propos dans une circonstance si bien faite pour nous engager à nous replier sur nous- mêmes, et à considérer, de notre vie, ce passé qui nous échappe sans retour, et cet avenir plus ou moins voilé qui nous réserve, avec de cruelles surprises, d'inévitables tristesses, et des deuils peut-être pré- maturés. Quoi qu'il en soit, chers amis, et pour revenir à des sentiments plus en accord avec le caractère do- minant de notre réunion, remercions cordialement le Seigneur des bienfaits dont nous lui sommes rede- vables, de la santé qu'il nous a conservée, des foyers ou des œuvres qu'il nous a permis de fonder, des succès de tout genre dont il a voulu couronner nos humbles efforts. Remercions-le de nous avoir, par une aimable providence, ménagé ces jours de joie et cette fête de famille où des amis d'il y a trente ans, jeunes encore d'allure et de cœur, et dispersés sur toutes les routes de la vie, se retrouvent sous le mêm^ toit, assis à la même table, animés du même esprit, recueillis devant le même autel et à genoux aux pieds du même Dieu. Lorsque tout change sous nos yeux, quoi de plus consolant que cette union durable et cette sympa- thie fraternelle dans une foi qui n'a pas vieilli, dans 330 APPENDICE •cette foi candide et sereine puisée par nos âmes no- vices aux sources jaillissantes de la grâce, et qui, à certaines heures, au sortir d'une retraito, d'une pieuse confession, d'une salutaire communion, nous faisait pleurer de bonheur ? Cette foi primitive, nous l'avons gardée ; nous en avons propagé les doctrines ; nous •en avons pratiqué les préceptes. Elle est notre plus •cher trésor ; et ce que nous demandons instamment à Dieu, ce que nous sollicitons avec confiance de sa paternelle bonté, c'est qu'il daigne protéger en nous ce trésor et le conserver pur de tout alliage jusqu'à notre dernier soupir. Au cours des vingt-trois années qui viennent de s'écouler et dans la mêlée confuse des événements dont s'est remplie notre vie, peut-être avons-nous reçu quelques blessures, subi quelques défaillances, laissé quelque chose de notre ferveur première aux ronces du chemin. Lequel d'entre nous pourrait se flatter d'avancer dans la vie sans recueillir un peu de cette poussière qui s'attache presque inévitablement à tout pied humain ? C'est le sort des fils d'Adam de n'avoir qu'une cuirasse vulnérable ; mais c'est le privilège des enfants de Dieu, et c'est l'avantage des fils de l'Eglise, de pouvoir, par la grâce divine et par l'usage des sacrements, refaire leurs forces affaiblies, réparer leurs pertes ou leurs chutes, et reprendre avec un courage nouveau leur essor vers le terme de l'humaine destinée. Je voudrais que chacun de nous sortît de cette chapelle l'esprit plus attaché que jamais aux nobles et religieuses traditions du passé, et le cœur tout enivré des parfums que la foi, l'amour de Dieu, l'édification mutuelle, répandent suavement dans les âmes. Je voudrais encore que pas un ne manquât de sa- tisfaire, avec toute l'ardeur possible, au g^and devoir de la prière, devoir que nous sommes tenus de remplir non seulement pour notre bien propre, mais aussi pour le bien et le bonheur d'autrui. APPENDICE 331 Elèves du séminaire de Québec, de cette illustre et admirable institution dont l'histoire, vous me per- mettrez de le dire, s'identifie avec l'histoire môme de Dotre pays, nous devons à notre Aima mater l'hommage d'une profonde et franche gratitude, et, avec ce tri- but de notre piété filiale, l'assurance de notre attache- ment fidèle et les vœux les plus cordiaux pour sa pros- périté et pour sa gloire. Prions Dieu de la combler des faveurs matérielles indispensables à sa vie, ?t des bienfaits d'un autre ordre qui lui permettent de continuer son rôle providentiel et de marcher, sans jamais faiblir, à la tête de tous les progrès intellectuels et moraux. De plus, puisque cette messe à laquelle nous venons d'assister nous rappelle spécialement le souvenir des confrères défunts, consacrons à leur mémoire autre chose que de stériles regrets. C'est par de pieux suf- frages, et par des appels répétés à la miséricorde di- vine, que notre amitié pour eux doit marquer sa sin- cérité et sa constance. Hélas ! depuis notre dernier rendez-vous, nous avons été, sinon très souvent, du moins très cruellement éprouvés, par la perte de deux amis dont nous ressentons aujourd'hui bien vivement l'absence. L'un d'eux, vous le savez, avocat aussi distingué que modeste, s'était déjà conquis, par ses talents et son travail, et par son sens du droit, avec la palme du doctorat, une place très enviée dans le haut enseignement, position qui l'associait à l'effort men- tal de notre jeunesse et qui le mettait à même, en cultivant soigneusement cette élite, de déployer toutes les ressources de sa science et tout le zèle de son dévouement. L'avenir lui souriait ; le bonheur s'était assis à son foyer. Epoux et père de famille tendrement aimé, citoyen intègre, chrétien éclairé et pratiquant, il était de toutes manières, pour l'Université comme pour sa classe, un ornement et une gloire, quand la 332 APPENDICE mort, par un de ces coups dont elle est coutumière, mais qui étonnent toujours, est venue frapper notre confrère en pleine vigueur et briser soudainement les plus belles et les plus solides espérances. Non encore consolés de cette perte, nous espérions du moins, après un intervalle de plusieurs années, pouvoir nous réunir et nous compter derechef, sans avoir vu tomber d'autres victimes. Et voici que la veille du jour où cet espoir allait se réaliser, un autre confrère estimé, chrétien fervent, compagnon aima- ble,médecin très apprécié et en voie de se créer, au centre de Québec, une clientèle des plus honora- bles, agonisait à son tour et saluait d'un suprême adieu sa famille et ses amis en pleurs pour répondre à l'appel souverain de son Créateur. Ceux qui l'ont vu en ses derniers moments ont été singulièrement édifiés par son esprit de foi, par ses sentiments pieux, et par son attitude résignée ; et tout nous donne l'assurance que, si nous avons perdu en sa personne un confrère dont nous avions sujet d'être fiers, le Ciel s'est ouvert pour accueillir en lui un prédestiné» Les noms d'Adalbert Fontaine et d'Arthur Hébert, noms synonymes de droiture, d'intelligence et d'hon- neur, resteront gravés, en caractères que rien ne sau- rait effacer, dans les annales de notre classe et au plus profond de nos cœurs. Espérons, chers amis, que le Seigneur, dans sa clé- mence, nous épargnera pendant longtemps de telles pertes et de telles douleurs. Prions les uns pour les autres : c'est le premier devoir de l'amitié. Et que, touché par cette prière, Dieu veuille pour jamais nous garder en sa sainte grâce, oublier nos fautes passées, et couvrir d'un voile de pitié et de miséricordieuse charité nos erreurs et nos faiblesses, objet de notre repentir. Demandons- lui surtout le grand don de la persévérance, cette grâce finale et cette faveur décisive sans Laquelle les meilleurs efforts échouent, et de laquelle dépend APPENDICE 333 notre sort définitif. Faisons du salut de nos Ames l'œuvre maîtresse, et l'entreprise capitale qui domine toutes les pensées, oriente tous les travaux, commande tous les sacrifices. Le ciel en sera le prix ; et , dans cette attente joyeuse, nos douces et frai cruelles réunions de la terre n'au- ront été que le symbole des fêtes plus élevées, plus spirituelles et plus durables, qui rassemblent aux pieds du Très-Haut les âmes dignes de s'aimer et de se posséder éternellement. ALLOCUTION POUR L'OUVERTURE DU MOIS LE MARIE prononcée dans la chapelle de la Congrégation du Petit Séminaire de Québec le 1er mai 1902 Chers amis, En laissant vos familles pour venir sous ce toit béni étudier les lettres et les sciences, vous avez dû passer par de vives émotions, je devrais dire par de poignants sacrifices. Il vous a fallu briser les liens les plus chers, dire, pour quelque temps du moins, adieu à vos parents et à vos amis d'enfance. Il vous a fallu surtout vous arracher aux embrassements de celle que vous aimez le plus en ce monde, renoncer au bonheur de vivre sous son regard vigilant et sous ses soins dévoués, vous séparer de cette âme aimante, généreuse, toute pétrie de bonté, de désintéressement et de tendresse, de cet ange du foyer familial qui s'appelle une mère, et dont le souvenir, après Dieu, occupe la première place dans le cœur d'un enfant bien né. Cette privation pénible serait peut-être demeurée pour vous sans adoucissement, cette absence de l'être chéri dont l'amour et les caresses enveloppaient dou- cement votre vie insouciante, vous eût peut-être plon- gés dans un noir chagrin et eût pu avoir pour vous APPENDICE 335 des conséquences funestes, si, en entrant au Sémi- naire, vous n'y eussiez trouvé la main protectrice d'une autre mère, d'une mère bien autrement bonne, bien autrement puissante, bien autrement généreuse que celle qui vous a donné le jour. Cette mère adoptive et unique, vous la connaissez. Vous l'invoquez chaque jour avec piété et avec con- fiance. Vous ne la voyez pas, c'est vrai, des yeux de la chair ; mais la foi met entre elle et vous de mysté- rieux contacts. Vous sentez qu'elle a l'œil ouvert sur vous. Je puis même ajouter qu'elle est au milieu de vous : elle y est par cette image tutélaire qui la rappelle sans cesse à votre pensée ; elle y est par ce sanctuaire où son influence rayonne, par cette pieuse congrégation dont les membres se dévouent à son culte et se consacrent à son amour, par ces fêtes orga- nisées périodiquement en son honneur et qui rendent sa présence en quelque sorte sensible. Elle y est spé- cialement pendant ce beau mois de mai, où il semble que le nom et les louanges de Marie retentissent à nos oreilles avec plus de suavité, et que l'écho des saints cantiques pénètre plus avant et plus salutaire- ment dans nos âmes. En vous voyant réunis ce soir auprès de la Vierge toute bonne comme des enfants réjouis et empressés autour de leur mère, je ne puis m'empêcher de songer aux nombreuses générations d'écoliers qui sont venues tour à tour s'agenouiller comme vous au pied de cet autel, qui ont fait monter vers ces voûtes l'encens de leurs prières, qui ont célébré comme vous les gloires et les bontés de la Reine des cieux, et qui ont emporté de cette atmosphère de foi, dont le parfum nous em- baume, des germes de vocation sainte ou de fortes et durables impressions. Qui dira, chers amis, les trésors spirituels de toute sorte dispensés par Marie dans ce sanctuaire ? Qui révélera les faveurs secrètes obtenues par son entremise, les soudaines résolutions écloses au feu de sa charité, les conversions même 336 APPENDICE opérées, dans des cœurs jusque-là rebelles à la grâce, par la puissance et la portée merveilleuse de son action ? Marie aime la jeunesse, et la jeunesse doit l'aimer. Et vous particulièrement, chers amis, qu'une cou- tume vénérable va convier ici, pendant ce mois, aux plus beaux et aux plus touchants exercices, venez-y, non avec cette allure distraite qui accuse une froide indifférence, mais avec le désir ardent d'y puiser la leçon qui éclaire, la force qui soutient, les joies saines et fécondes qui sont le charme de votre âge et l'odo- rante floraison de votre vertu. Quand vous entendrez cette invocation des lita- nies : Sedes sapientiœ, ora pro nobis, Siège de la sa- gesse, priez pour nous, rappelez-vous qu'en effet Marie au ciel possède la science la plus élevée et la plus parfaite, et que l'un de ses plus vifs soucis est le triomphe de la vérité sur la terre. Songez que les docteurs les plus éminents, les théologiens les plus illustres, ont imploré humblement le secours de ses lumières : qu'un Albert le Grand, par exemple, re- connaissait lui devoir son érudition immense et pro- fonde ; qu'un célèbre prédicateur moderne, la gloire de l'Eglise de France, ne commençait jamais la rédaction de ses magistrales conférences sans aller d'abord offrir ses hommages à la Vierge très sainte, *et sans solliciter l'aide efficace de celle qui eut l'hon- neur de faire lever sur le monde le soleil de toute vérité et de toute justice. Mus par de tels exemples, vous-mêmes, mes chers enfants, dans les obscurités qui voilent votre pensée naissante, et dans les difficultés qui surgissent sous vos pas incertains, et auxquelles se heurtent votre énergie et votre labeur, recourez à Marie. Levez vers c^tte étoile des âmes vos regards humbles et confiants. Im- plorez ses lumières et son assistance, non avec le désir de satisfaire une vaine et sotte ambition, mais dans l'espoir de répondre par de légitimes succès à l'attente APPENDICE ',VM de VOS parents et à celle de vos maîtres, et dans l'in- tention aussi de pouvoir, l'heure venue, réaliser les desseins que la Providence a formés et qu'elle entre- tient sur chacun de vous. Os succès, du reste, et ces triomphes de bon aloi, — succès et triomphes que la religion favorise et qu'il est permis à tous de rechercher et de convoiter, — ne sont pas sans relation avec la pureté des mœurs et la sérénité de la conscience. C'est Notre-Seigneur qui a dit : " Beati mundo corde, quoniam ipsi Deuni videbuntx ; heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu." La con- naissance des choses de Dieu, l'intelligence de ses œuvres et de tout ce que le Créateur a semé de beau et de grand dans le monde, la vue claire et sagace des questions qui se posent et des devoirs qui s'im- posent, sont des actes d'un esprit dont rien ne trouble le regard. L'âme humaine est comme un miroir où la vérité se reflète avec d'autant plus d'éclat que ce cristal est plus pur. Voit-on dans un jeune homme grandir l'empire des sens, s'affirmer et prédominer l'influence des passions grossières et des appétits dé- réglés ? Bientôt son ardeur à l'étude s'émousse ; ses facultés et ses énergies s'alanguissent ; les nuages qui montent d'en bas, comme d'épaisses et lourdes vapeurs, enveloppent peu à peu sa pensée et lui dé- robent ses plus nobles et ses plus lumineux horizons. Vous avez besoin, chers amis, d'être purs ; tout vous fait un devoir et une nécessité d'être chastes ; et le moyen de garder intact ce lis qui fleurit sur vos fronts, et qui prend ses racines virginales dans les grâces de votre baptême, c'est, avec la confession et la com- munion fréquente, un culte tout filial pour la très sainte Vierge. Tous les soirs, pendant ce mois, vous redirez dans vos plus beaux chants et de vos voix les plus sympathiques ces invocations maintes fois ré- pétées, et que l'Eglise multiplie à dessein, comme si 1. Matth., v, 8. 22 338 APPENDICE le langage humain était impuissant à traduire la per- fection immaculée de Marie : Mater purissima, Mater castissima, Mater inviolata, Mater intemerata, or a pro nobis ; mère très pure, mère très chaste, mère sans tache, mère sans souillure, priez pour nous. Oh î qu'elle est donc belle, et qu'elle est donc parfaite, et qu'elle est donc digne de louanges l'ineffable pureté de Marie, et combien le spectacle d'une si haute et si excellente vertu chez celle que nous appelons notre mère doit nous inspirer d'estime pour elle et de con- fiance en son secours ! C'est pourquoi, quand l'ennemi invétéré de vos âmes tendra des pièges à votre innocence ; lorsque, s'armant d'une impudique audace, il montera à l'as- saut de vos imaginations et de vos cœurs ; lorsqu'il fera miroiter sous vos yeux le prisme trompeur des séductions mondaines et des plaisirs déshonnêtes, réfugiez-vous sans tarder dans le sein de Marie. Faites un pressant appel à sa bonté et à sa puissance ; pro- noncez dévotement son nom ; baisez amoureusement son image ; récitez avec ferveur les prières qu'une croyance et une piété ingénues mettront et retiendront sur vos lèvres, et, j'ose l'assurer, bientôt vous ressen- tirez l'heureuse et maternelle protection de celle qu'on n'invoqua jamais en vain. Cette protection, demandez-la non pas seulement pour une vertu, mais pour toutes celles qui font l'éco- lier modèle, et que l'on aime à voir resplendir sur le front du jeune homme chrétien. Sentez-vous décroître en vos cœurs, sous l'influen- ce de causes diverses, l'amour que vous devez à Dieu, l'esprit de foi et de religion, de discipline et de doci- lité, dont s'inspirent les âmes pieuses, et qui préside à toute leur conduite ? Tournez-vous vers Marie, vase insigne de dévotion : Vas insigne devotionis. Priez-la de vous obtenir ce sens religieux qui redresse et oriente le regard et qui l'élève vers l'azur du ciel, de vous communiquer quelque chose de ce feu sacré APPENDICE 339 dont elle brûla elle-même dès l'aurore de sa vie, qui fond la glace d